Un autre Web ? (1/3) Les réseaux sociaux, poison ou médicament ?

Jean-Lou Fourquet
Après La Bière
Published in
9 min readJun 3, 2021

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Pour ceux qui n’aiment pas lire, vous pouvez regarder le PendantLaBiere#20 où j’explique cet article.

Commençons par reconnaître que les réseaux sociaux nous apportent énormément. C’est une évidence sur laquelle tout le monde s’accorde, sinon nous ne serions pas tant à être assez bêtes pour nous mitrailler les pieds en étant aussi “connectés”. Seulement le fait que ces réseaux aient une “utilité” ne doit pas nous empêcher de nous poser la seule question qui, comme pour n’importe quels outils ou médicaments, importe vraiment :

Quelle est la balance bénéfices/risques de tel ou tel outil (ici les réseaux sociaux) ?

Actuellement, la balance bénéfices/risques des réseaux, individuellement et collectivement ne penche ni en leur faveur ni, par voie de conséquence, en la nôtre.

I) Le chemin de croix individuel de l’addiction aux réseaux sociaux

Dans les deux prochains paragraphes, je vais prendre l’exemple de Twitter pour illustrer mon propos. Gardez simplement à l’esprit que même si les illustrations précises ne s’appliquent peut-être pas directement aux autres réseaux sociaux, les logiques n’en restent pas moins similaires.

Twitter, comme tous les réseaux sociaux, facilite par “design” la comparaison et par voie de conséquence la dépréciation. Le nombre d’abonnés, de likes, de retweets et de commentaires sont accessibles au premier coup d’œil et permettent à la partie de nous-mêmes qui cherche à se comparer en permanence de le faire …. en permanence.

Et puis avec son injonction à la concision (limite de 240 caractères), il faut bien reconnaître que Twitter est devenu à la discussion ce que Macron est à l’humilité :

Cette injonction à résumer n’importe laquelle de nos réflexions en 240 caractères maximum a une influence sur notre manière de prendre la parole. D’un côté, elle nous encourage à développer l’art de la punchline bien sentie, mais elle nous pousse également à devenir incisifs plutôt que constructifs, piquants plutôt que compréhensifs. Lorsqu’on désire en plus glaner du likes et du followers, la tentation de devenir tranchant devient irrésistible.

Lors de notre premier débarquement sur les rivages de Twitter, on peut se sentir un peu perdus et ne pas tout à fait comprendre dans quel merdier on vient de poser son clavier. Très vite, une certitude se fait évidente : on n’est pas dans un parc à câlins. On a plutôt la sensation d’avoir planté la tente entre deux tranchées et on croise les doigts pour qu’une balle perdue ne vienne pas nous souhaiter la bienvenue.

Qu’importe le sujet, vous aurez toujours l’impression d’atterrir dans une arène où tout le monde s’écharpe allègrement. Puis en observant attentivement le cirque, on réalise que le nombre de spectateurs silencieux (ceux qui tweetent et likent extrêmement rarement) est énorme. Et c’est complètement logique : le meilleur moyen de ne pas prendre une balle perdue a toujours été de rester planqué au fond de sa tranchée.

Petit à petit, on fait ses armes et on comprend que les affrontements “corps-à-corps” sont finalement assez rares. Il s’agit le plus souvent d’une “bulle” de personnes pensant la même chose qui se monte le bourrichon contre la pire représentation de la bulle d’en face. Bien entendu, la bulle d’en face, contrairement à la nôtre, fait preuve d’un clanisme et d’une mauvaise foi consternante¹.

Cette violence nous stresse autant qu’elle nous fascine et c’est bien ça que l’algorithme de recommandation tente de créer : de la fascination.

Parce qui dit “fascination” dit “attention”, et qui dit “attention” dit :

Alors bien sûr, il y a toujours des découvertes magiques qui sauvent la chandelle à mon réseau social “maléfique” préféré mais dans l’ensemble, je sais bien que si c’était à refaire, pendant le confinement, j’aurai mieux fait de lire le roman d’un grand “Russe” que de plonger dans les méandres d’une énième “shitstorm”. Et c’est précisément ce constat qu’on fait les utilisateurs d’une étude² dans laquelle il leur a été demandé de noter leur degré de satisfaction quant aux applications qu’ils avaient utilisé durant la semaine écoulée :

De la même manière, ce temps passé sur Twitter me laisse toujours à la fois un goût d’incompréhension et d’inachevé. Lorsque je me déconnecte (que je ferme l’onglet donc), la sensation de ne pas avoir terminé quelque chose que je n’avais même pas conscience d’avoir commencé me frustre et motive mon retour.

De la même manière que les séries ont supplanté les films, les applications qui génèrent chez nous un goût de “reviens-y” envahissent le marché au détriment d’applications peut-être plus “émancipatrices”. Le grand perdant de cette affaire est comme toujours notre souveraineté dans l’usage de notre bien le plus précieux : notre temps.

Il est extrêmement difficile de trouver sur les réseaux sociaux la reconnaissance dont nous avons besoin. Là où le compliment d’un ami sur un article m’apaisera, tous les likes et les retweets du monde me donneront envie d’encore plus de likes et de retweets. Les retweets sont une drogue plus dure que les compliments amicaux.

Si ce goût d’inachevé, ce sentiment de perdre mon temps, ces petites frustrations avec lesquelles mes sessions twitter peuvent parfois me laisser, n’étaient que les conséquences individuelles d’une addiction individuelle, le problème ne serait pas non plus existentiel pour l’humanité.

Mais cette addiction aux réseaux sociaux est une addiction collective et nous risquons d’en payer le prix fort :

II) Collectivement, la pandémie d’addiction aux réseaux sociaux est monumentale

Pour se convaincre de l’ampleur de cette addiction collective, il suffit de voir comment a évolué notre “temps d’écran” ces dernières années³ :

Tendance à laquelle on ajoutera l’évolution des inscrits aux différents réseaux sociaux :

A un niveau collectif, les réseaux sociaux, dont Twitter, ont des conséquences qui semblent mettre à l’épreuve notre capacité collective à construire ensemble.

Comme l’explique parfaitement CGP Grey, les contenus qui déclenchent de la colère sont les plus viraux. Dans une étude récente basée sur l’analyse de 126.000 “infos” (vraies et fakes) diffusées sur twitter entre 2007 et 2018, il a été observé qu’il a fallu à la vérité environ six fois plus de temps qu’à la “fausseté” pour atteindre 1500 personnes (Fig. F) et 20 fois plus de temps qu’à la fausseté pour atteindre une “profondeur de cascade” de 10 (Fig. E):

Twitter est en quelque sorte un super incubateur où du contenu hautement viral et pouvant susciter de la colère est développé et testé en permanence. Chaque tweet constitue une expérience de viralité. Il est logique qu’émerge, du demi-milliard d’expérimentation quotidienne, une version plus virale et plus dangereuse de n’importe quelle information. C’est cette variation “améliorée”, mais probablement terriblement faussée, qui aura hélas le plus d’impact sur le monde.

Twitter est à la viralité numérique ce que la Grande-Bretagne a été à la viralité du coronavirus.

Les contenus déclenchant notre colère devenant plus viraux, il est logique que l’algorithme de Twitter, cherchant à optimiser notre “engagement” les promeuvent et ce faisant encourage tous les créateurs de contenu à aller dans “son” sens, c’est-à-dire celui de la viralité, notamment par la colère.

C’est ce que le Youtubeur “Veritasium” explique :

Et c’est donc en partie la faute de l’algorithme si le youtubeur Astronogeek a eu “raison”, en terme d’audience, d’avoir provoqué une shitstorm avec des propos qu’il savait, quoiqu’il en dise, provocateurs.

(Depuis il a supprimé tous ses tweets car finalement, l’audience n’en valait pas la chandelle mais reste le principe et la hausse de ses followers suite à cette sortie et à la tweetstorm qui s’en est suivie.)

Et c’est le cas de quasiment tous les créateurs, essayez pour n’importe quel créateur de contenu de vous intéresser à quel tweet, quelle vidéo, quel post facebook a le plus participé à l’augmentation de son audience ? Le plus fin ? Le plus nuancé ? Le plus raisonné ?

Hélas, la maxime de Léon Zitrone est trop souvent juste sur Twitter :

Twitter est une structure qui participe à la diffusion massive de formes d’expression qui entravent notre capacité à avoir des discussions où on tente d’avancer, de construire, de comprendre plutôt que d’écraser et d’ostraciser. Les mécanismes qui poussent les plateformes dans ces directions sont ceux de l’économie de l’attention et c’est sur elle que sont basés les modèles économiques de toutes les plateformes. Même si chaque plateforme est spécifique, la direction globale est pour l’instant la même : l’extraction de notre attention “quoiqu’il en coûte”, y compris l’intérêt général.

III) Les raisons qui expliquent les conséquences de ces réseaux sociaux

Comme tout sur Terre, ces phénomènes sont extrêmement complexes et multi factoriels. Mais si on veut essayer de synthétiser, je pense que les conséquences délétères des réseaux sociaux en 2021 sont dues à la conjonction de 2 facteurs :

  1. Le modèle économique de base de l’économie de l’attention, qui est commun à tous les grands réseaux actuellement
  2. Nos individualités respectives, qui réagissent activement et promptement à certaines émotions. Notamment et par-dessus les autres : la colère.

IV) 2 Constats

Même si ces conséquences sont “logiques”, elles ne sont en rien inexorables car :

  1. Même si notre attention est parfois captée pour de “mauvaises” raisons, nous sommes tout à fait capables d’investir de l’attention pour de “bonnes” raisons. Par conséquent il doit être possible, en restant dans le domaine de l’économie de l’attention, d’inventer et de créer de nouvelles manières de faire “réseau” numériquement et qui seraient potentiellement sociétalement et individuellement plus “positives” ?
  2. Et il y a peut-être des manières de faire “réseau” numériquement en dehors de l’économie de l’attention pure et dure.

Alors pourquoi ça n’arrive pas ?

Pourquoi n’y a-t-il pas de nouvelles plateformes qui se créent tous les jours et qui tentent autre chose ? Pourquoi n’y a t-il pas une “bio-diversité” de plateformes qui nous permettrait de tester globalement davantage de mécanismes, nous permettant ainsi de faire éclore des réseaux sociaux moins destructeurs des fondements sociétaux ?

Pourquoi est-il quasiment plus facile de déménager de Toulouse à Lille plutôt que de quitter un réseau social ?

C’est le sujet du prochain article :

Sur ce, je vous souhaite à tous,

Paix et santé,

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SOURCES / LIENS / POUR ALLER PLUS LOIN :

¹ La vidéo de CGP Grey “This video will make you angry” sur ce qui rend un contenu viral sur internet et les conséquences sociétales de ces mécanismes est l’une des meilleures vidéos youtube que je connaisse. J’en ai d’ailleurs fait une chronique.
² Expérimenation “App Ratings” de Humane tech
³ Quelques données intéressantes sur la section consacrée à “Internet” du très bon site “Our World in Data”
Étude “The spread of true and false news online” — Etude à interpréter avec attention comme l’indique le deuxième point de cet article : “Trois infox sur les infox
Vidéo de l’excellent Veritasium “My video went viral. Here’ why
Les statistiques du compte Twitter d’Astronogeek sur socialBlade
Étude “What makes online content viral

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"La seule liberté, c'est de comprendre ses conditionnements", chroniqueur à ASI, abonnez vous à la gazette d'apreslabiere.fr : http://eepurl.com/dnS6WD