Un autre Web ? (2/3) Les 3 obstacles à la “désenclosure numérique” du Web

Jean-Lou Fourquet
Après La Bière
Published in
12 min readJul 9, 2021

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Pour ceux qui n’aiment pas lire, vous pouvez regarder le PendantLaBiere#21 où j’explique cet article.

Nous sommes de plus en plus nombreux à être conscients de la nocivité des grands réseaux sociaux actuels. Beaucoup pensent qu’il faudrait davantage de “biodiversité numérique” si nous voulions augmenter les chances de voir naître des plateformes plus en adéquation avec les enjeux globaux actuels.

On rêve de plateformes qui encourageraient la conversation et la compréhension sincère des arguments et des émotions de l’autres. On croise les doigts pour qu’émergent des lieux d’échange où on se jetterait plus souvent des ponts que des pavés…

Si nous sommes si nombreux à nous retrouver sur le constat de l’article précédent :

Comment se fait-il alors qu’on en soit toujours là ? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas déjà plus de plateformes, tentant de ne pas reproduire les erreurs que nous constatons depuis des années ? Comment se fait-il que tous les utilisateurs “conscients” des défauts de ces plateformes y soient encore ?

Comment se fait-il finalement que je sois encore sur Facebook et sur Twitter alors que je les critique à la moindre occasion depuis des années ?

Il y a des raisons structurelles à cette inertie et il est essentiel de les comprendre pour mieux pouvoir penser leur contournement. Pour capturer notre attention et nos données (monnayables) de manière optimale, les grandes plateformes font tout pour nous emprisonner. Comme un partenaire dans une relation toxique, ils sont prêts à tout pour nous garder sous leur emprise. Ce sont différentes déclinaisons de cette stratégie d’ “enfermement” qui structurent aujourd’hui les réseaux sociaux numériques privés et ce sont eux qui composent désormais une immense partie de ce qui devrait pourtant être notre web.

Cette stratégie d’enfermement est basée sur un principe simple : la capture et l’appropriation de toutes nos données (nos photos, nos écrits, notre réseau de liens numériques, tout).

Ce processus évoque le phénomène des enclosures physiques qui a permis l’avènement du capitalisme au XVIIIème siècle :

En ce début de XXIème siècle, les géants du web ont conçu ce que le juriste Lionel Maurel appelle des “enclosures numériques”¹ pour permettre à leur capitalisme numérique de s’étendre et de s’imposer.

Même si on ne le réalise pas vraiment, la capture de toutes ces données nous enferment et participent à créer des cages dorées dans lesquelles nous passons l’essentiel de notre vie numérique.

Et donc, ne l’oublions pas, de notre vie physique…

source : https://ourworldindata.org/internet

Cette capture est collectivement préjudiciable sans même avoir besoin d’aborder la thématique des “données personnelles”.

Elle est notamment dangereuse car nous n’avons même pas conscience qu’elle a eu lieu. C’était au tout début de notre relation avec tel ou tel réseau social, lorsque lors de la procédure d’inscription, nous avons en tentant de faire disparaître une énième popup activement accepté et donc “consenti” aux conditions d’utilisation. C’était il y a quelques années, au départ de notre relation, lorsque nous étions naïfs et n’envisagions pas le divorce.

Cette capture généralisée des données des utilisateurs engendrent ensuite des obstacles structurels qui, chacun à leur manière, entravent actuellement l’émergence de nouveaux réseaux sociaux.

Obstacle 1 : le déménagement numérique est quasi-impossible

Il est quasi impossible pour un utilisateur de prendre ses valises numériques et de les poser sur un autre réseau où il voudrait désormais s’installer. La raison est simple, il n y a pas vraiment de “valises numériques”. Pourquoi faire ?

Il s’agit d’un mariage et comme tout mariage, on a passé 4 heures sur la police d’écriture du carton d’invitation mais pas 3 secondes sur ce qu’on devait faire en cas de pépin.

Pépins qui, en cas de divorce, prennent souvent des formes insoupçonnées :

Sur Facebook, on peut certes télécharger toute l’archive de notre activité (photos, commentaires, échanges sur messenger, posts likés, etc) mais pour en faire quoi exactement (si ce n’est réaliser la quantité d’informations totalement flippante qu’on a pu donner à Facebook) ? Ces photos n’ont aucun sens si on n’a aucune étagère sur lesquelles les poser. Comment peut-on remettre tout ce contenu en ligne d’une manière cohérente ? Comment reproduire tel ou tel échange ?

Nous ne sommes plus uniquement sur les réseaux pour commenter notre vie réelle, nous sommes de plus en plus sur les réseaux pour y vivre réellement une existence numérique. Comment serait-il dès lors possible de transposer tel bout de vie qui a eu lieu sur un réseau sur un autre ? C’est un peu comme si on nous disait de garder nos souvenirs en changeant simplement le lieu où ils seraient advenus :

Il est impossible de recréer en un instant la cohérence que seules des journées numériques de 6h, années après années, ont pu créer.

Le déménagement numérique n’est pas vraiment une option. Partir d’un réseau social, c’est l’équivalent de détruire la maison dans laquelle vous avez un peu vécu, en brûler tout le contenu et commencer à construire une nouvelle cabane “from scratch”. Pas étonnant donc, qu’on ne le fasse pas tous les jours…

Obstacle 2 : L’atteinte du seuil critique d’utilisateurs est extrêmement difficile pour une nouvelle plateforme

Un réseau est intéressant parce qu’il y a du monde dessus et non pas, comme on pourrait naïvement le croire, parce qu’il serait bien pensé. Les réseaux sociaux sont rarement efficaces pour les usages qu’on finit par en avoir. Le petit côté “usine à gaz” de Facebook n’a pas l’air de poser de problèmes particuliers à ses 3 milliards d’utilisateurs qui sont prêts à sacrifier leurs doléances en termes d’interface graphique pour rester connectés avec leur réseau.

Une autre preuve de la non importance de l’ergonomie : les “threads” sur Twitter. Qui peut penser que la manière la plus pratique d’exprimer un raisonnement complexe, c’est de le diviser en 68 mini messages postés les uns derrière les autres en faisant bien gaffe de tous les numéroter ? Comme traitement de texte en ligne, on a connu plus efficace ! Le succès de Twitter, c’est un peu comme si on avait soudainement tous décidé que le truc le plus commode pour écrire son journal de bord, c’était un bloc de post-its.

J’en profite pour faire de la pub à deux comptes intéressants, Pr Logos et Gaël Violet

Quand on débarque sur Twitter, avant même d’avoir la chance d’être abasourdi par la violence qui s’en dégage, il faut déjà parvenir à en comprendre l’interface kafkaïenne. En plus des “threads”, on y découvre des discussions aussi animées que brouillonnes où les quiproquos s’enchaînent sans qu’on ne parvienne à cerner (dans un premier temps) qui répond à quel tweet. Lorsque les participants sont vraiment de bonne volonté, des échanges passionnants adviennent sur Twitter, non pas grâce à l’interface de Twitter mais malgré elle.

Si elle ne permet pas de comprendre instinctivement l’organisation d’un échange, c’est tout simplement que ce réseau n’a jamais été pensé pour la conversation. Discuter sur twitter c’est comme tenter de cuire un œuf au plat avec un cahier clairfontaine ou faire des ultra trails en croks… la légende veut que ce soit possible mais c’est la légende.

Bon d’accord, mauvais exemple… il existe bel et bien

Non, ce qui fait vraiment la différence entre Blablacar et d’autres plateformes qui veulent faire la même chose, ça n’est pas tant la “facilité d’utilisation”, l’ergonomie ou bien les fonctionnalités mais le nombre de personnes qui y sont et qui l’alimentent en “contenu” pertinent. Dans le cas de Blablacar, il s’agira “d’offres de trajet à destination de personnes à budget mobilité réduit” là où pour Tinder il s’agira notamment de proposer “des gens sexuellement attirants ne crachant pas sur un boost d’ego” à “un parterre de célibataires en chien”.

#ChacunSonMétier

Le réseau n’est vraiment intéressant qu’à partir du moment où un certain effet de masse est atteint, c’est ce qu’on appelle “l’effet de réseau” et c’est lui qui constitue le second obstacle à la désenclosure numérique.

L’effet de réseau est le phénomène par lequel l’utilité réelle d’un réseau dépend de la quantité de ses utilisateurs. Dans le cas des réseaux sociaux, non seulement cette utilité est proportionnelle à la quantité d’utilisateurs mais elle augmente même plus rapidement :

Personne n’a envie d’entrer dans une boîte de nuit vide en début de soirée. C’est exactement pareil pour un réseau numérique. Il n y a pas beaucoup de raisons de s’y inscrire en premier. Ainsi le dernier réseau social en vogue Clubhouse a commencé par convaincre des célébrités (notamment Elon Musk²) de le rejoindre afin de générer cette attraction originelle, toujours difficile, vers un nouveau réseau social.

Cette barrière confère au réseau qui la franchit une utilité et une valeur toute particulière qu’il sera tenté de préserver à tout prix.

C’est également pour atteindre ce seuil que les réseaux les plus récents sont obligés de trouver des techniques de captation de l’attention toujours plus “intelligentes”, intrusives et agressives. Tiktok, le dernier né des grands réseaux, propose par exemple une expérience plus immersive que jamais. Sur ce dernier, vous n’avez pas le choix de la prochaine vidéo. Les vidéos s’enchaînent les unes après les autres, swipe après swipe. C’est l’algorithme lui-même qui choisit la prochaine vidéo et ce parmi toutes les vidéos de la plateforme et non uniquement parmi les vidéos de chaînes ou bien de thèmes auxquels vous vous êtes consciemment abonné. La sélection de l’algorithme finira donc par regrouper quasi exclusivement tous les péchés mignons qu’il n’aura pas manqué de découvrir à l’insu de votre plein gré.

Même si vous décidez de faire le choix “conscient” de ne pas vous abonner à ce que vous considérez comme étant de la “merde”, l’algorithme essaiera, dans la partie de l’application sur laquelle vous atterrissez par défaut, de parler aux parties de votre cerveau qui ont envie de tout, sauf de regarder des contenus “enrichissants”. La partie de moi-même qui se délecte de regarder des A380 atterrissants face au vent en plein typhon ou bien des homo sapiens dévalants les pentes de l’Everest en trottinette remercie ces algorithmes tous les jours…

C’est ce phénomène de recherche de notre attention “quoi qu’il en coûte” (sociétalement parlant) que Tristan Harris décrit justement comme étant “une course vers le bas de notre tronc cérébral”. Selon lui, les grandes plateformes tentent d’exploiter ce qui dans ce contexte s’avère être des faiblesses cérébrales. En nous invitant à succomber à la tentation à chaque instant, elles nous invitent finalement à “downgrader” nos esprits, doucement mais sûrement.

Il est intéressant de noter que cette course à la “rétrogradation” de nos esprits est sans fin car la moindre innovation “efficace” d’une plateforme est ensuite reprise par les autres plateformes. Ainsi, les reels d’Instagram ont répondu au succès de Tiktok et les shorts de Youtube ont commencé à pointer le bout du nez pour que la plateforme vidéo de google ne reste pas à la traîne.³

Cette course folle n’a pas d’autre ligne d’arrivée que la captation d’une partie croissante de notre attention. Nous devons rester sur leur plateforme. Notre présence est nécessaire à leur effet réseau et à la création de leur “valeur”.

Cet effet réseau bénéficie aujourd’hui aux plateformes établies et rend difficile la création d’une diversité de plateformes plus importantes. Aujourd’hui, plus de 50% du trafic en France provient de 4 fournisseurs de contenu (sachant qu’Akamai n’est que le sous-traitant de grosses enclosures numériques telles que Microsoft, Apple, Airbnb).

Or cette diversité est nécessaire si on veut tester et trouver des manières de faire des communautés numériques qui alimentent notre capacité à faire société et humanité à l’échelle du globe plutôt qu’elles ne la détruisent.

Obstacle 3 : Les plateformes actuelles ne voient aucun intérêt à l’interopérabilité (plutôt l’exact inverse)

Ce n’est pas dans l’intérêt direct d’une plateforme de vous permettre de facilement communiquer avec l’ “extérieur”. Quel intérêt pour Facebook de vous laisser discuter avec un utilisateur de Twitter ? Le but est de capturer le plus d’attention possible sur SA plateforme, pas de laisser les gens interagir avec n’importe qui ! C’est comme si à l’époque, Nokia avait dit :

De la même manière, Facebook formule sa mission de manière mensongère :

Fondée en 2004, la mission de Facebook est de donner aux gens le pouvoir de créer des communautés et de se rapprocher les uns des autres dans le monde entier.

Elle est incomplète. Le but de Facebook est de construire des communautés certes mais des communautés qui échangent exclusivement sur Facebook entre personnes inscrites sur Facebook. Ça peut avoir l’air de tenir d’un “détail” mais ce n’est pas du tout la même chose. C’est un peu comme si le but de “gmail”, c’était de vous permettre d’envoyer des emails uniquement aux utilisateurs de gmail, pas pratique mais à la limite gmail a pas mal d’utilisateurs. Imaginez par contre la détresse des déjà très isolés utilisateurs de caramail….

Pour résoudre les difficultés que nous venons de voir, il faudrait par conséquent construire de l’interopérabilité entre les différentes plateformes. Pourquoi un compte Twitter ne pourrait pas envoyer de message à un compte Facebook ?

Hélas, la direction dans laquelle risque de se jeter les réseaux sociaux est à l’opposé : l’hyper centralisation.

L’application chinoise WeChat est l’illustration de cette tendance. En interdisant les acteurs américains comme Twitter, Facebook, Instagram, Paypal et consort dès leur début, la Chine a créé une énorme niche écologique dans son éco-système internet… Dans cet écosystème numérique particulier, il s’est développé ce qu’il est commun d’appeler aujourd’hui des “super-apps” comme WeChat. Comme nous l’expliquait déjà une vidéo du New York times il y a 5 ans, il est possible pour un utilisateur de Wechat de ne jamais sortir de l’application. C’est une enclosure numérique qui semble tellement grande à l’utilisateur qu’il n’a pas la sensation d’y être enfermé. Il n’a par conséquent même plus besoin d’en sortir.

source

On peut TOUT y faire sans jamais avoir à en sortir. On avouera qu’en termes de captation de l’attention et de la donnée, on est au max.

Comment convaincre les grands acteurs de l’interopérabilité quand, comme on vient de le voir, ils n’y ont aucun intérêt économique direct ? (et même plutôt l’inverse)

Comment structurer le web d’une manière qui nous permette de dépasser ces 3 difficultés : déménagement numérique impossible, difficulté des nouvelles plateformes à atteindre un nombre d’utilisateurs suffisant et interopérabilité inexistante ? Comment re-créer un terreau propice à l’émergence sur le web de plateformes numériques qui augmenteraient nos chances de construire des communautés physiques plus apaisées ?

C’est le sujet du troisième et dernier article !

Sur ce, je vous souhaite à tous,

Paix et santé,

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SOURCES / LIENS / POUR ALLER PLUS LOIN :

¹ J’ai découvert le terme d’ “enclosure numérique” il y a quelques années de la bouche du juriste Lionel Maurel (son blog et son twitter) qui défend son usage dans ce très bon article qui répond à une toute aussi intéressante critique de cet usage du concept d’enclosure par l’historien Allan Greer.
² Article du Guardian : “Clubhouse app: what is it and how do you get an invite to the exclusive audio app?
³ Article “Tiktok, Reels, Shorts, Spotlight : la bataille des plateformes sociales en 2020
Étude de l’Arcep : “Baromètre de l’interconnexion de données en France
Les clients d’Akamai : https://en.wikipedia.org/wiki/Akamai_Technologies#Customers
Vidéo “How China Is Changing Your Internet | The New York Times

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"La seule liberté, c'est de comprendre ses conditionnements", chroniqueur à ASI, abonnez vous à la gazette d'apreslabiere.fr : http://eepurl.com/dnS6WD