Un tournesol peut-il sauver le climat ?

Jean-Lou Fourquet
Après La Bière
Published in
23 min readDec 5, 2022

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Cet article est disponible en format vidéo (juste en dessous) et en podcast

Le changement climatique nous intime de penser et d’agir à long terme. Or les grands leaders de l’économie de l’attention et leurs bras armés “algorithmes de recommandation” nous incitent au contraire à replonger dans nos biais cognitifs¹ les plus court termistes qui soient : notre irrésistible attrait pour le clivage, la colère, l’émotionnel, le sensationnel, etc².

Comment résoudre ce paradoxe et se donner une chance de limiter les conséquences dramatiques d’un changement climatique hors de contrôle ?

Il y a deux barrages à faire exploser pour y parvenir : le premier est plutôt d’ordre technique et le second plutôt d’ordre “politico-économique”.

I) Tournesol ou comment faire sauter le barrage technique de la recommandation algorithmique d’intérêt général ?

Aujourd’hui, nous ne savons pas créer un algorithme capable de biaiser les recommandations dans le sens de l’ “intérêt général”. Nous n’avons même pas les données nécessaires à nourrir un tel algorithme. Or vu qu’un algorithme est toujours aussi “bête” que les données avec lesquelles on l’a entraîné³, il serait nécessaire d’essayer de ne pas se louper sur celles-ci. Combler ce trou de données dans la raquette de l’humanité, c’est l’essence du projet Tournesol !

Tournesol est l’une des seules initiatives que je connaisse qui tente vraiment de s’attaquer à la problématique de la circulation de l’information sur le globe par le bon bout, c’est-à-dire par le bout des algorithmes de recommandation et non par celui par lequel on aurait tendance à le prendre mais qui s’avère aujourd’hui totalement anachronique : celui de la modération des contenus où on devrait juger au cas par cas que telle vidéo, telle chaîne, tel post est dangereux.

Penser qu’on va réguler les réseaux sociaux modernes par la modération des contenus, c’est comme si on avait installé des panneaux “cédez le passage” dans le ciel au début de l’aérien.

Rien que pour Youtube, il faudrait plus de 50 000 salariés modérateurs ne serait-ce que pour regarder tout le contenu uploadé sur youtube. Nécessairement, une partie de la modération devra se faire un cran en amont, c’est-à-dire au niveau des algorithmes de recommandation eux-mêmes. Comment modérer et encadrer les algorithmes de recommandations pour qu’ils ne recommandent pas ensuite automatiquement des contenus qui soient massivement néfastes pour l’humanité ? Comment éviter par exemple que des contenus clivants et polarisants sur des sujets aussi centraux que la transition énergétique soient promus ?

Car quelles seront nos chances de gagner la guerre climatique lorsqu’un tiers de la population pensera que l’énergie nucléaire est une énergie ontologiquement diabolique, qu’un autre tiers pensera qu’il s’agit de l’alpha et de l’omega de la transition énergétique et qu’un EPR miniaturisé ferait bonne figure à côté du thermomix et que le dernier tier pensera lui que de toute manière le changement climatique, c’est un coup des reptiliens ? On doit parvenir d’une manière ou d’une autre à contraindre les algorithmes à recommander du contenu qui apportent les éléments les plus constructifs possibles en vue de la résolution d’enjeux planétaires tels que le changement climatique, les inégalités sociales ou encore la transition énergétique.

Tournesol est justement une plateforme qui veut développer une méthode pour parvenir à un jugement collaboratif de ce que serait une “bonne” vidéo. Elle permet aux individus d’évaluer les vidéos en fonction d’à quel point ils désireraient les voir massivement recommandées.

Elle permet également et plus modestement à quiconque d’avoir accès aux évaluations collectives des vidéos.

La plateforme est en évolution constante, il s’agit d’un projet de recherche collectif en cours qui ne doit pas être considéré comme un produit fini et éprouvé.

Les évaluations données aux vidéos par la plateforme Tournesol sont évidemment “collaboratives” car face à une question comme “qu’est ce qu’une vidéo d’intérêt général”, il faut avoir l’humilité et l’intelligence de comprendre que plus la réponse sera individuelle et moins elle aura de valeur. Nous sommes condamnés à apporter à cette question une réponse la plus collective possible. Même si ça peut paraître évident à certains et à certaines, je pense que ça vaut le coup de préciser pourquoi.

A) Pourquoi une plateforme comme Tournesol doit être férocement “collaborative”

1. Parce que la notion d’intérêt général est trop complexe pour la confier à quelques individus

La réponse de Michel sera aussi partielle que sa connaissance du monde. Ce meme illustre parfaitement que même si chaque personne dit vraiment ce qu’il voit, ça ne suffit pas à en faire la “vérité”. Ce que nous voyons n’est que la projection de l’immense univers dans notre microscopique champ de vision.

Dans un monde aussi complexe que la société humaine globalisée de 2022, la connaissance individuelle maximale est ridicule par rapport à l’information qu’il faudrait recueillir pour établir un jugement ou une opinion quant à ce que l’ “humanité” devrait collectivement faire.

L’intelligence collective n’est peut-être pas adaptée à tous les défis mais pour ce qui est du défi de ce qui relève de l’intérêt général, c’est la seule qui semble être en mesure de le relever.

On est typiquement dans un cas où “la sagesse des foules” de James Surowiecki s’applique.

2. Parce que la notion d’intérêt général doit être la plus intersubjective possible

Même si nous pouvions individuellement avoir toute l’information du monde, notre jugement refléterait nécessairement nos valeurs, nos croyances et nos idéaux. Il serait logiquement rejeté par les individus qui ne se retrouveraient pas dans les mêmes valeurs, croyances et idéaux et ce même SI (gigantesque “si”) ils partagent la même information sur le monde. L’une des meilleures stratégies pour parvenir à ce que la notion d’intérêt général soit la plus partagée et acceptée possible, c’est qu’elle soit basée sur un agrégat de nos jugements individuels. En effet, on accepte plus facilement une décision, même si elle ne nous convient pas, dès lors qu’on accepte le processus qui a donné lieu à cette décision et on acceptera d’autant plus ce processus qu’on y prendra part. C’est d’ailleurs un des principes de design d’Elinor Ostrom pour une meilleure gouvernance d’une ressource commune : “Veiller à ce que les personnes concernées par les règles visant à maîtriser l’accès à la ressource puissent participer à la modification de ces dernières.”

3. Parce que notre attention collective est justement une “ressource commune”

Quand Elinor Ostrom parlait de gouvernance d’une ressource commune, elle pensait davantage au bois d’une forêt, à l’eau d’une rivière ou au climat terrestre qu’à l’attention humaine. Mais est-il si faux que ça de considérer l’attention humaine comme une ressource commune dans l’univers informationnel moderne ?

On me rétorquera que “notre” attention nous appartient à chacun.e individuellement et qu’il ne s’agit donc pas du tout d’une ressource “commune”.

Oui mais quand on observe la finesse avec laquelle les plateformes hackent notre libre arbitre et parviennent à “extraire” notre attention individuelle à l’ ’insu de notre plein gré”, semblons-nous si maître et propriétaire de notre attention ? Ne commence-t-elle pas finalement par “appartenir” aux grandes plateformes qui nous la subtilise sans que nous semblions pouvoir résister ?

Sinon comment expliquer le grand détournement de nos attentions lors de la décennie qui vient de s’écouler ?

Et puis dès lors qu’il y eut des règles de modération du discours public avec les lois encadrant la liberté d’expression, on a commencé à considérer que nos attentions individuelles n’étaient plus seulement les nôtres. En effet, à partir de ce moment-là, nous n’avons plus été les seuls à décider de ce à quoi notre attention allait pouvoir être exposée. On a collectivement considéré que l’exposition de nombreux individus à certains discours était sociétalement trop dangereuse pour laisser les individus choisir eux-mêmes de donner ou pas leur attention à certains discours. Ça fait par conséquent bien longtemps que notre attention est devenue un bien commun ; d’autant plus commun que certains, grâce aux technologies les plus en pointe aujourd’hui, y ont un accès privilégié qui nous met tous et toutes face à un risque existentiel.

Nous devons considérer et prendre soin de l’attention collective humaine comme s’il s’agissait d’une ressource commune, aussi rare et précieuse qu’un écosystème climatique stable, car c’est en réorientant massivement l’attention humaine vers les enjeux long terme comme le changement climatique qu’on aura une chance d’être capables d’y apporter une réponse.

Poser la question de l’intérêt général de l’humanité à un seul individu et s’attendre à une réponse globalement satisfaisante, ce serait comme espérer pouvoir avoir un dialogue avec un seul neurone du cerveau de votre interlocuteur. Le neurone en question fait peut-être partie d’un réseau neuronal qui s’agite lors d’un dialogue et il y est peut-être même “essentiel” ; seulement à lui tout seul, il ne dit, ne comprend, ne pense rien. Pour ce qui est de l’intérêt général de l’humanité, c’est pareil, notre réponse individuelle ne dit et ne sert à … rien. La seule réponse possible émergera de nos réponses individuelles qui prendront un sens lorsqu’on les “agrègera”.

Une autre méthode étant de faire rentrer sa propre définition de l’intérêt “général” dans la tête des autres à grand coup de marteaux ou d’éviers mais c’est souhaitable par personne sauf à la limite, le manipulateur du dit évier :

C’est pour toutes ces raisons qu’une initiative comme Tournesol ne pouvait être QUE collaborative. Et plus elle sera collaborative et plus elle aura du sens.

Le projet Tournesol s’attaque ainsi au problème de la circulation de l’information dans le monde moderne à la racine (les algorithmes de recommandation) et de la bonne manière (collaborativement). A nous de faire en sorte de porter ce projet à l’échelle planétaire étant donné que c’est l’échelle du problème qu’on doit résoudre : le maintien des conditions propices à la survie d’une société humaine globalisée.

A) Quelques caractéristiques de la plateforme

La plateforme Tournesol est pensée pour nous permettre d’avancer dans ce projet herculéen s’il en est de mieux “partager à grande échelle de l’information d’intérêt général”. Quelques mécanismes nous indiquent comment la plateforme est pensée et comment elle tente de répondre à cet enjeu aussi essentiel que sous-estimé.

1. L’évaluation d’une vidéo est absolue et il n y a pas de personnalisation dans les recommandations

Chaque vidéo obtient une note collective absolue. Cette évaluation ne dépendra ni de vos goûts personnels ni de votre historique. On peut filtrer le contenu suivant les différents critères d’évaluation mais il n’y a pas dans les suggestions et les recommandations de la plateforme de personnalisation à priori et c’est logique : l’intérêt général ne saurait être personnalisable et ne doit correspondre à aucune bulle idéologique. Le but vers lequel on doit tendre est qu’il finisse par être partagé. Pour cela il faudra faire l’effort d’aller vers des sujets et des contenus qui nous attirent moins que d’autres.

Pour être sincère, à ce moment de l’écriture, j’ai passé 15 minutes à chercher des vidéos recommandées par Tournesol qui ne m’intéressaient pas du tout pour prouver mon point et je n’en ai pas vraiment trouvé… C’est un des défis de Tournesol dont on vient de parler : la plateforme n’aura du sens qu’à partir du moment où elle sera réellement collective, c’est-à-dire au moment où toutes les bulles y participeront. Pour l’instant Tournesol correspond à la bulle des geeks qui ont pris conscience que les algorithmes de recommandations gouvernent le monde vers le chaos, notamment le chaos climatique.

Or cette bulle idéologique représente une bulle fine dans un océan de perrier donc c’est pas gagné…..

L’intérêt général n’est pas une notion facile ou instinctive pour un individu. Agir dans le sens de l’intérêt général nécessite de brider la partie la plus impulsive de nous-mêmes (celle qui a envie de consommer pour oublier que la vie est dure et qu’un jour on va mourir) et donner du pouvoir à la partie long terme de nous-mêmes (celle qui sait qu’il faudrait consommer 10 fois moins pour éviter un bouleversement climatique tel que les sociétés humaines n’y résisteront pas). Or la non personnalisation donne forcément lieu à des recommandations qui nous parlent moins directement, moins spécifiquement.

Mon moi court terme, celui qui rêverait que l’oxygène de l’air soit remplacé par des dragibus et l’eau des rivières par de l’IPA, n’est pas celui que vise les recommandations de Tournesol.

C’est un autre aspect de Tournesol, la plateforme cherche à donner du pouvoir à la “partie long terme” de nous-mêmes.

2. Tournesol cherche à mettre le long terme aux manettes

Mettre notre “long terme” aux manettes, c’est tenter de donner une caisse de résonance non pas à la vidéo sur laquelle on ne peut pas s’empêcher de cliquer mais à celle qu’on aimerait consciemment voir largement recommandée.

Pour participer à l’évaluation, il faut par conséquent prendre le temps de comparer deux vidéos entre elles :

Quelle vidéo je voudrai voir apparaître dans le fil de recommandation du plus grand nombre ?

Et puis à quel point ?

Dans un monde informationnel en ébullition permanente, prendre ne serait ce que quelques secondes pour faire cette évaluation, signifie faire un effort de réflexivité “immense”. C’est une des garanties que c’est bien votre “moi long terme” qui répond à la question posée par le curseur.

D’autres critères permettent de pousser votre réflexivité encore davantage en vous incitant à répondre à des questions encore plus précises telles que :

  • Quelle est la vidéo qui est la plus inclusive ?
  • Quelle est la vidéo qui est la plus “layman friendly” (là on aura besoin de réflexivité au carré, ne serait-ce que pour aller voir la définition de “Layman friendly” tout en ne se perdant pas dans les limbes de WIkipedia)

Tournesol tente donc de mettre le long terme aux manettes de la recommandation algorithmique et je trouve ça suprêmement important car nous sommes aujourd’hui face à un immense paradoxe souvent dénoncé par Tristan Harris dans son podcast “your undivided attention” : au moment même où les enjeux planétaires nous demandent de nous extraire de nos biais cognitifs court termistes et de davantage prendre en compte les conséquences long terme de nos actions, les algorithmes tirent avantage de nos biais court termistes et les renforcent. Autrement dit l’économie de l’attention actuelle nous fait avancer à reculons.

Sur Tournesol, on évalue en “comparant”, ce qui peut paraître surprenant de prime abord.

3. L’utilisation de la comparaison

La question se pose en effet : pourquoi comparer des vidéos plutôt que de noter les vidéos individuellement ? La réponse donnée sur le Wiki du site est tellement limpide que je la reprends telle quelle :

“Afin d’établir un classement cohérent entre un grand nombre d’éléments, il est plus facile de comparer successivement un élément avec un autre, plutôt que de les juger individuellement.

Imaginez que dans une très grande pièce, vous ayez à ordonner une foule de personnes par leur taille.

Si les personnes défilent devant vous une par une, vous n’avez pas de point de repère pour savoir comment intégrer ces personnes au classement général. Il est ainsi plus facile de faire des erreurs, et d’obtenir un classement erroné. Si les personnes défilent deux par deux,

vous avez la garantie d’avoir à chaque comparaison un point de repère fiable. Le risque d’erreur diminue alors grandement.”

Enfin Tournesol veut être une plateforme “robuste” aux attaques malveillantes.

4. La volonté de robustesse

Etant donné que le but premier de la plateforme est de recueillir de la donnée qualifiée sur ce qu’est une vidéo d’ “intérêt général”, il est vital que cette donnée ne soit pas “empoisonnée” par des acteurs malveillants. Ces acteurs pourraient, en créant massivement des faux profils automatisés ou en utilisant des fermes de trolls, orienter la donnée recueillie et ce qu’elle dit de l’intérêt général dans “leur” sens. Ainsi, tout algorithme basé sur ces données empoisonnées refléterait leur vision de l’intérêt général.

Les données recueillies par Tournesol se doivent par conséquent d’être extrêmement robustes à cette technique malveillante qu’on appelle “data poisoning” et qui a été notoirement utilisée en 2016 pour rendre Tay, un chat bot twitter, raciste, sexiste et négationniste en moins de temps qu’il n’en faut à Elon Musk pour virer tout Twitter.

C’est notamment dans cet objectif d’empoisonner les données qu’il est créé chaque année des milliards de faux comptes sur les différentes plateformes. Oui oui, des MILLIARDS et même probablement plus étant donné qu’une des seules informations qu’on ait à ce propos, c’est que Facebook a effacé près de 5 milliards de faux comptes rien qu’en 2021….

Forcément, si l’algorithme de recommandation de Tournesol se basait sur les évaluations de ces milliards de faux comptes pour construire ses recommandations et que les climato sceptiques y étaient sur représentés, le thermostat de la planète risquerait d’exploser très très vite. Pire, imaginez si les défenseurs de la terminologie “pain au chocolat” étaient sur-représentés…

C’est en tous les cas pour être robuste face à de telles attaques de faux comptes que la plateforme Tournesol vérifie le domaine de l’email avec lequel vous vous inscrivez et “dévalue” les emails (c’est-à-dire donnera moins d’importance au vote de ces comptes) provenant d’un nom de domaine où il est possible de créer un email trop facilement (gmail.com par exemple). L’arbitrage entre robustesse aux attaques et inclusivité penche pour l’instant en la faveur de la robustesse de la donnée recueillie. C’est évidemment une limitation actuelle de la plateforme mais elle semble nécessaire au regard de l’importance de recueillir de la donnée solide. Un système de voucher a cependant été mis en place, système qui m’a d’ailleurs permis d’augmenter le poids des votes du compte jeanlou (at) apreslabiere.fr (attention, on est pas à l’abri que les vidéos de maréchal ferrant fassent leur apparition sur Tournesol #oddlysatisfying).

C) Comment profiter et participer à Tournesol ?

Si vous voulez profiter du travail de la plateforme Tournesol parce que vous passez votre vie sur Youtube à regarder comme moi des vidéos d’avions qui atterrissent contre le vent,

Ouais je sais… dur de résister hein ?

je vous conseille vraiment d’installer sur Firefox (ou Chrome) le plugin de Tournesol. Ainsi, avant de cliquer sur ce majestueux Antonov An-225 atterrissant sur un porte-avion, vous donnerez l’opportunité à votre moi long terme de se raccrocher in extremis à une branche de l’arbre de la connaissance en cliquant sur une vidéo peut-être un peu moins irrésistible mais probablement bien plus nourrissante :

Si vous voulez participer vous-mêmes à la plateforme en votant et en donnant votre avis, inscrivez-vous à la plateforme et évaluez les vidéos que VOUS trouvez pertinentes. Et puis parce qu’on est dans un système où le nerf de la guerre c’est l’argent et que si tu es en train de lire cet article interminable au lieu de travailler, c’est potentiellement que tu es richissime, tu peux donner une partie de la fortune (que par définition tu ne mérites pas) à Tournesol par ici.

Mais il y a un autre rempart auquel le projet Tournesol s’intéresse peu (parce qu’on ne peut pas tout faire et aussi peut-être parce qu’il est encore plus complexe que le barrage technique dont on vient de parler), c’est le barrage “économico-politique”. En effet, même si Tournesol développe l’algorithme de recommandation d’intérêt général parfait, ça ne servira à rien tant que cet algorithme ne sera pas massivement choisi et utilisé par les plateformes sur lesquelles nous serons. Or, dans l’écosystème du capitalisme attentionnel actuel, un algorithme d’intérêt général c’est un peu le type qui a peur du ballon au moment de la constitution des équipes au collège : on préfère le laisser sur le banc, quitte à jouer avec moins de joueurs que l’équipe adverse.

II) Comment dynamiter le capitalisme attentionnel ?

A) Être conscient et assumer qu’il s’agit d’un combat politique et idéologique

Comme j’aime le répéter (parce que la pédagogie, c’est la ré-pé-ti-tion) : “Pour gagner une guerre, il faut déjà savoir qu’elle a lieu.”

De la même manière, pour gagner un combat politique, il faut déjà être conscient qu’on est dans l’arène politique. Ne pas en être conscient, c’est prendre le risque de déambuler entre deux tranchées et se demander pourquoi on a pris une rafale.

Le projet Tournesol tente de faire de la politique de la manière la plus consensuelle possible car son ambition, à la manière d’une constitution, est davantage “méta-politique” que politique.

On sait que la constitution française est politique mais on sent bien qu’elle n’est pas politique au même niveau que “Renaissance” ou que “la France Insoumise”.

Pareillement, Tournesol n’est pas politique au même sens que les partis politiques. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un projet éminemment politique. Il est aussi politique de dire que “les algorithmes de recommandation open-source et collaboratifs sont l’avenir de l’humanité” en 2022 qu’il était très politique de dire que “la démocratie était l’avenir de l’Homme” en 1789.

Les “Tournesoliens” (attention, néologisme made ApresLaBiere et il est très probable que personne ne s’en revendique) derrière la plateforme n’assument pas totalement cette ambition méta-politique puisqu’à l’accusation qu’ils savent probables d’être “paternalistes” (comprendre : “décider à la place des autres ce qu’il est bon de regarder” et donc “faire de la politique”), ils répondent sur leur wiki :

“On peut dire que Tournesol n’est pas du tout paternaliste. Après tout, nous recueillons surtout des jugements humains, et nous proposons ensuite des recommandations uniquement à ceux qui utilisent notre plateforme ou notre extension de navigateur.”

Mais dire qu’il faudrait recommander du contenu d’intérêt général à l’humanité toute entière et que la meilleure manière de le faire c’est au travers de la conception d’un algorithme open-source se basant sur un maximum de jugements humains, c’est un positionnement extrêmement politique. L’objectif méta politique de Tournesol est in fine que nous devenions tous et toutes “Tournesoliens” demain comme nous sommes tous et toutes devenus républicains hier. Ainsi les croyances fondamentales d’un “Tournesolien” seraient grosso modo :

  1. Il faut orienter le contenu diffusé vers un “intérêt général”
  2. Cet intérêt général doit être conçu collaborativement et il émerge de l’agrégat des opinions de chacun sur ce qui constitue cet “intérêt général”
  3. On doit se servir de la force algorithmique pour diffuser ce contenu

Et même si personnellement je suis complètement “Tournesolien”, il est évident que ça ne sera pas nécessairement le cas de tout le monde.

Comme tout combat politique, le projet de Tournesol est partial et en évolution permanente.

Il est encore plus évident de réaliser le caractère politique de Tournesol en observant les critères optionnels d’évaluation. En plus du critère principal qui est aussi le plus “neutre” de la liste “quelle est la vidéo qu’il faudrait recommander le plus largement possible ?”, il y a 9 critères optionnels :

Pourquoi ces 9 là et pas d’autres ? Pourquoi l’inclusivité plutôt que l’esprit civique ?

Pourquoi n’y a t-il pas dans les 9 critères optionnels de Tournesol un critère permettant d’évaluer à quel point la vidéo encourage et promeut le fait de respecter les lois en vigueur ?

Je me risque à une hypothèse : parce qu’il s’agit du choix “politique” actuel de la plateforme. Des gens se situant très à droite de l’échiquier n’auraient peut-être pas fait les mêmes choix. Ils auraient peut-être pensé que le critère visant à évaluer à quel point un contenu incite à respecter la loi constituait un critère d’évaluation bien plus important pour l’intérêt général que l’inclusivité.

Peut-être que Greta et moi, on aimerait rajouter un critère sur le changement climatique : “ce contenu va dans le sens d’une plus grande “atténuation du” / “adaptation au” changement climatique” ?

On pourrait bien sûr faire une “inception” de Tournesol et envisager d’également voter collaborativement pour les critères selon lesquels les vidéos seraient ensuite évaluées. C’est en effet une option. On tombe alors dans des scénarios qui ne sont pas sans rappeler la dystopie démocratique de Cerclon décrite dans le premier livre d’Alain Damasio “La zone du dehors”.

Aaaaaaaaaah encore une dystopie, vous entends-je vous exclamer !!! L’avenir semble être aujourd’hui une sorte de slalom impossible entre différentes dystopies où, quel que soit ce que l’avenir nous réserve, il semble que l’utopie des uns constituera de toute manière la dystopie des autres¹⁰. Le pire étant probablement de se laisser doucement glisser dans ce qui sera pour tout le monde une dystopie subie.

Pour dynamiter le capitalisme attentionnel en améliorant les algorithmes de recommandation, il faut donc déjà avoir conscience qu’il ne s’agit pas uniquement d’un problème technique mais d’une lutte politique. Il existe plusieurs stratégies afin de gagner cette lutte et de convaincre une majorité de la population de sortir des paradigmes du capitalisme attentionnel — et ainsi provoquer un changement politique d’une ampleur telle qu’on devienne collectivement capables d’adopter en masse des algorithmes de recommandation plus alignés avec ce qu’on considèrerait être l’intérêt général.

B) Les 3 stratégies pour renverser le paradigme attentionnel actuel

1. “L’algorithme c’est moi !” : La méthode des milliardaires

Comment changer le capitalisme attentionnel et comment le réguler ? En tentant de racheter purement et simplement les produits du capitalisme attentionnel comme s’y essaie Musk depuis cet été et en tentant de le réguler soi-même et avec sa propre vision de la liberté d’expression. Liberté au combien importante selon lui mais qui n’inclue à priori pas les ratios à son encontre :

Mais cette stratégie est aussi celle de Zuckerberg quelque part lorsqu’il tente de développer une “cour suprême de facebook”¹¹ :

Zuckerberg se tourne ceci dit davantage sur de la modération de contenu en décidant de déplateformer certains types de contenus alors que Musk semblerait vouloir imposer une régulation des algorithmes eux-mêmes (c-à-d donner moins de portée à certains contenus sans pour autant les supprimer).

Dans tous les cas, il faut réaliser qu’il s’agit là d’un simple remix d’un réflexe commun chez les milliardaires américains. C’est la même logique que lorsque Bill Gates & Co veulent nous imposer par leur charité mégalomane leur vision de l’intérêt général et de comment il faudrait que nous fassions pour éviter le désastre climatique :

N’oublions jamais qu’on pourrait aussi bien taxer les très riches à 99% au-delà d’un certain seuil afin de décider démocratiquement de comment servir au mieux l’intérêt général et la lutte climatique avec la somme faramineuse que nous rapporterait cette nouvelle stratégie d’imposition.

En attendant d’être assez forts collectivement pour imposer l’imposition, on se retrouve sur le thème de la circulation de l’information avec les tentatives qu’on mérite, c’est-à-dire des tentatives mégalomanes en mode “vous allez voir comment je vais résoudre ça moi à grand coup d’évier !”

2. Faire la révolution : La méthode Taiwan

L’exemple à suivre serait plus du côté de Taiwan qui, suite à la révolution des Tournesols de 2014 (les tournesols sont l’avenir de l’humanité je vous dis), a mis en place de nombreuses innovations numériques au service de la démocratie¹².

Ces innovations, acceptées, adoptées puis poussées par la force publique, ont eu pour but d’introduire davantage de démocratie, de transparence et d’inclusivité dans le fonctionnement politique du pays. Seulement comme toute révolution sociétale, elle est issue d’un contexte et d’un concours de circonstances qui n’est pas le nôtre.

Enfin la dernière option est de faire grossir la bulle idéologique des gens qui pensent que des algorithmes de recommandation qui intègrent l’intérêt général sont absolument nécessaires et vitaux.

3. La méthode “bulle idéologique Tournesol”

Peut-être que la meilleure (seule ?) méthode à notre disposition pour l’instant est de fédérer autour du projet Tournesol lui-même ? S’il est illusoire de convaincre Youtube de se réguler par lui-même et inenvisageable d’attendre que le politique s’empare de la question en France, peut-être faut-il œuvrer pour un engouement populaire autour d’une plateforme mettant enfin le long terme de chacun et chacune aux manettes ?

Peut-être faut-il faire gonfler la bulle des gens qui pensent que recommander du contenu en fonction d’un intérêt général évalué collaborativement est un enjeu existentiel de l’humanité ?

Pour ce faire, peut-être qu’avec les déboires actuels de Twitter et la “masse” de personnes se demandant s’il ne faudrait pas aller piailler ailleurs, il serait opportun de créer un réseau social qui s’inspirerait de Tournesol et qui recommanderait les contenus en fonction du même genre de méthodes ? Peut-être faudrait-il étendre et développer des systèmes comme Tournesol pour les livres, les podcasts, les articles scientifiques ?

CONCLUSION

Et même s’il peut sembler vain d’espérer qu’un algorithme de recommandation tel celui de Tournesol soit un jour utilisé à grande échelle dans la société capitaliste telle qu’on la connaît aujourd’hui, il n’en resterait pas moins nécessaire et utile de créer cette possibilité aujourd’hui pour qu’elle puisse porter ses fruits dans la société radicalement différente qui va nécessairement voir le jour dans les années à venir.

En attendant, je vous souhaite à toutes et à tous,

Paix et santé,

Et tant que vous êtes là ;), voici 3 manières d’aider le projet Tournesol :
1. Installez le plugin Tournesol sur Firefox ou Chrome
2. Inscrivez-vous à la plateforme par
3. Donnez du sens à votre fortune en donnant ici

Et voici 5 manières de suivre et de soutenir le projet d’ApresLaBiere :

1) Soutenir ApresLaBiere sur Tipeee (occasionnellement parce que cet article était génial ou régulièrement pour l’ “ensemble de l’oeuvre”)

2) Vous abonner à la “gazette” sans oublier d’ajouter jeanlou(at)apreslabiere.fr à vos emails favoris :

3) Applaudir (en cliquant longtemps sur les petites mains) et commenter ici, directement sur ApresLaBiere.fr :)

4) Liker et suivre ApresLaBiere sur facebook, twitter ou instagram

5) Penser à faire appel à Homo Conscientus (moi :)) pour des conférences, des formations ou des ateliers sur le sujet dans votre organisation ou école.

Un énorme merci à tous les membres de Tournesol.app (Louis, Aidan, Adrien, Renard, Lê…) qui m’ont aidé à ne pas dire trop de bêtises dans cet article.

SOURCES / LIENS / POUR ALLER PLUS LOIN :

¹ Les deux premières parties de cette série : partie 1, Les algorithmes de recommandation : biais cognitifs de l’humanité ? (si vous préférez l’écrit); partie 2 : Comment fait youtube pour nous connaître “mieux” que nous-mêmes ? (si vous préférez l’écrit)
² Vidéo “This video will make you angry” de CgpGrey (ma chronique gratuite Arrêt sur Images sur le même sujet si vous ne parlez pas anglais)
³ Vidéo “Les données manipulent les algorithmes” de la chaîne Science4All
Livre la sagesse des foules ; et sur un peu le même sujet, la très bonne vidéo de Fouloscopie “La MAJORITÉ a-t-elle toujours RAISON ?
Governance of Common-Pool Resources
Deux vidéos géniales de la chaîne This Place : 1. Tragedy of the Commons │ The Problem with Open Access ; 2. Who Should Govern Nature?
La métaphore de la boussole, je l’explique dans la partie 1 : Les algorithmes de recommandation : biais cognitifs de l’humanité ? (si vous préférez la vidéo)
Facebook a supprimé plus de 15 milliards de faux comptes en 2 ans
La réponse de Tournesol aux critiques communes sur le wiki du projet
¹⁰ Dans cet article, j’évoquais la difficulté d’un imaginaire “utopique” qui inclue les algorithmes
¹¹ Excellent article “Inside the Making of Facebook’s Supreme Court
¹² Documentaire, “Taiwan, Digital democracy” (sinon, il y a aussi la conférence TED du ministre du digital à Taiwan)

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"La seule liberté, c'est de comprendre ses conditionnements", chroniqueur à ASI, abonnez vous à la gazette d'apreslabiere.fr : http://eepurl.com/dnS6WD