Qu’est-ce qui émergera du chaos climatique : mondialisme ou communalisme ? (série tracassée 3/3)

Jean-Lou Fourquet
Après La Bière
Published in
23 min readApr 23, 2021

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Pour ceux qui n’ont pas le temps de lire, vous pouvez regarder le pendantLaBiere #19 où j’explique en live cet article.

Quelles valeurs et quelles cultures vont pouvoir perdurer face aux lourdes contraintes environnementales à venir ? Est-ce que ces systèmes vont avoir tendance à s’unifier ou à se diversifier ?

Cet article est la dernière partie d’une série d’articles :

Face aux enjeux globaux actuels, il y aura forcément une certaine volonté de “globalisation”. Une partie des intellectuels vont dans ce sens lorsqu’ils pensent que l’avenir de l’humanité réside dans une sorte de “mondialisme”. Après être passé de tribus organisées de 150 individus au paléolithique à des nations de plus d’un milliard d’individus à l’ère moderne, nous passerions à l’ère des enjeux globaux à une humanité organisée de 8 milliards d’individus.

C’est ce qu’exprime Harari dans de nombreuses conférences¹ où il tente de souligner qu’à l’échelle de l’histoire de l’espèce et des sociétés humaines, ceci est envisageable :

Même si la perspective peut sembler extrêmement lointaine, surtout quand on voit la cohérence de notre réponse globale à la crise de la Covid ou à la crise climatique, force est de constater qu’à l’échelle longue de l’espèce humaine, le miracle est déjà arrivé. Il est déjà “miraculeux” et “improbable” que nous ayons été capables de nous organiser en groupe de centaines de millions d’individus.

Avant de partir dans de la “futurologie de pointe”, il est important de garder 3 concepts à ses côtés avant de “décoller” :

a) Le bégaiement de l’histoire

Ayons en tête, comme l’aurait dit Marx, que :

* Ce qu’il a exactement dit : ”Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et personnages de l’histoire du monde apparaissent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois sous forme de tragédie, la seconde fois sous forme de farce.” ²

Ainsi il est très peu probable qu’une guerre en 2025 ressemble à celle de 1939. Inutile donc de construire une ligne Maginot climatique à nos frontières, elle ne sera pas plus utile en 2025 qu’elle ne l’a été en 1939.

Lorsqu’on prend au sérieux cette affaire de “bégaiement historique”, on réalise que cette Histoire, quels qu’en soient les motifs est toujours surprenante. Il est aisé de rationaliser les événements à posteriori en leur donnant un sens mais pour la plupart de leurs contemporains ils sont toujours surprenants. Tout porte à penser qu’il en sera de même pour l’Histoire que nous sommes en train de créer.

b) Le futur, tel le passé et le présent, ne sera pas monolithique

Quels que soient les scénarios auxquels on pense, il ne faut jamais succomber à la tentation d’y voir des mouvements “propres” et uniformes.

La réalité sera toujours multicausale et protéiforme. Les différentes tendances se croiseront, se mêleront et s’impacteront dans le feu d’artifices de complexité qu’est la vie terrestre, notamment la vie et le fonctionnement des organisations humaines.

c) Une organisation humaine est un organisme “vyvant”

Il est souvent éclairant et riche de considérer les organisations humaines comme des organismes vyvants à part entière. Le terme de “vyvant” est traduit du terme anglophone “lyfe” qui tente de définir ce que pourrait être la vie en général, au-delà des définitions restrictives et carbonées de la vie terrestre. Selon David Louapre de la chaîne youtube “science étonnante”³ :

Et si on en croit cette définition, une organisation humaine est “vyvante”. C’est sur ce même constat que se base l’excellente série “The Story of Us”du blog Waitbutwhy. Cette prise de hauteur permet parfois de comprendre des aspects de la réalité qui sinon nous échappent.

Face aux enjeux globaux de notre temps, au premier rang desquels le changement climatique, il y a selon moi 3 questions qui se posent et auxquelles je vais tenter d’apporter des éléments de réponse :

  1. Quels sont les différentes tendances envisageables qui nous feraient passer d’un concert — assez peu mélodique — de nations (dont les plus grandes comptent plus d’un milliard d’habitants) à une organisation cohérente composée de 8 milliards d’individus et adaptée aux contextes que notre éco-système nous concocte ?
  2. Quelles sont les forces qui vont plutôt dans la direction d’un morcellement des organisations humaines (et donc une multiplication des scénarios possibles) ?
  3. Y a t-il des éléments qui pourraient potentiellement faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre ?

I) Les 3 grandes tendances pour une tribu de 8 milliards de Sapiens

Ma liste non-exhaustive et non exclusive des stratégies qui seront potentiellement tentées pour parvenir à une tribu mondiale :

a) Tendance “ONU”

On peut imaginer de la création d’une organisation internationale équivalente à l’ONU (ou bien supranationale type UE) mais avec davantage d’efficacité, de pouvoirs et de mandats.

Davantage d’efficacité car l’ONU dont l’objectif principal est de maintenir la paix et la sécurité internationale s’est quand même gauffrée à quelques occasions : génocide rwandais, conflits en ex-yougoslavie, invasion de l’Irak par les USA en 2003

Colin Powell faisant sa “brillante” démonstration sur l’existence d’armes de destruction massive en Irak

Davantage de pouvoir car pour avoir un impact positif sur les enjeux d’aujourd’hui (notamment les enjeux climatiques), il faut être capable de contraindre ce que les pays font à l’intérieur de leurs frontières contrairement aux enjeux d’hier (la paix internationale par exemple) où on pouvait se “contenter” de contrôler et de contraindre les nations qui outrepassaient leur droit à l’extérieur de leur territoire.

Davantage de mandats car il s’agirait ici de maximiser les chances de durabilité d’une société mondiale, il faudrait alors se coordonner pour entre autres :

  • Lutter contre le changement climatique
  • Lutter pour s’adapter aux conséquences du changement climatique déjà enclenché
  • Lutter plus globalement pour qu’on évite de bouleverser les systèmes plus vite que nous serions capables de nous y adapter.

C’est le type de solution qui vient à l’esprit naturellement et puis qui, telle une bulle de savon, éclate instantanément dès qu’on la mets au banc d’essai de la réalité.

Là où le bât risque de blesser le plus, c’est sur la question épineuse de la souveraineté. Comment contraindre une nation en son sein sans toucher à la vision actuelle de la “souveraineté” ? C’est l’une des raisons qui explique l’inefficacité de l’ONU dans certaines situations : son incapacité à intervenir à l’intérieur des frontières d’un État souverain. On se rend compte de la difficulté de la mise en place de tels mécanismes lorsqu’on observe les problèmes de souveraineté déclenchés par la moindre directive européenne.

Nous trouverions probablement scandaleux que l’ONU vienne imposer sa force en France car “nous” faisons ce que nous voulons à l’intérieur de “nos” frontières. Nous héritons cette conception de la souveraineté d’un traité vieux d’il y a quasi 400 ans et qui définit ce qu’on reconnaît encore aujourd’hui comme étant la souveraineté inaliénable d’un état à faire ce qu’il veut “chez lui”.

La Ratification du traité de Münster, 15 juin 1648 par Gerard ter Borch

Comme toutes les conceptions, celle-ci vient d’une histoire particulière et des contextes passés dans lesquels elle s’est développée.

Comment devrions-nous désormais penser la souveraineté au sein de frontières que les gaz à effet de serre et le climat ne veulent pas reconnaître ?

Peut-être est-ce à nous et à nos conceptions de nous adapter aux frontières que le climat reconnaît et non l’inverse ?

Mais comment établir et créer une telle ONU du climat et du reste ? Qui pourrait s’immiscer dans les affaires de tel ou tel état ? Avec quelle légitimité ? Comment une telle institution pourrait alors être acceptée et être d’une quelconque efficacité ?

Il est utile de se rappeler ici que l’ONU a succédé à la SDN (Société des Nations). La création de la SDN avait été motivée par la volonté, suite à la tragédie de la première guerre mondiale, d’en prévenir une deuxième.

De la même manière que la SDN en son temps, l’ONU échoue aujourd’hui à prévenir la formation d’un contexte climatique qui générera les conflits de demain. Le succès limité de ces deux institutions devrait nous amener à douter des capacités d’une organisation dépendant de la participation volontaire des États à inhiber leurs penchants destructeurs.

Ce scénario “Onusien”, aussi peu crédible dans sa version efficace soit t-il, sera poussé par deux facteurs importants :

  • Notre volonté de reproduire des “solutions” d’un type que nous connaissons déjà. Si on voulait être sévère, on pourrait également parler de “notre incapacité à proposer des alternatives vraiment nouvelles dans des situations encore à peu près stables”. C’est ce qu’on appelle parfois le phénomène de dépendance au sentier qui explique que “des particularités historiques, justifiées à une époque mais qui ont cessé d’être optimales ou rationnelles, peuvent perdurer parce que les changer impliquerait un coût ou un effort trop élevé à un moment, alors que ce changement pourrait être payant à long terme.”
  • Et puis parce que cette solution existe déjà (dans sa version complètement inutile). Il s’agit des COP X, où X est un nombre. On en est à 26, avec l’efficacité qu’on connaît. Elles continueront à ne servir à rien tant qu’elles ne dérangeront aucune structure de pouvoir réelle. Tant qu’un événement mondialement dramatique n’adviendra pas, ce type de solutions sera toujours mis en avant, pour gagner du temps en faisant miroiter l’action.
Graphique “de Jean-Marc Jancovici, présent à chaque conférence où il a envie d’être taquin (99% du temps)

Doit-on espérer la fin d’une guerre mondiale climatique pour qu’il soit envisageable de créer une ONU climatique efficace ? Cette perspective ne rassemblant ni les foules ni les meilleurs pronostics d’efficacité, on en vient à cyniquement penser à une solution plus “simple” et plus “efficace” mais bien moins respectueuse de la souveraineté de chacun :

b) Tendance “Globalia”

Dans l’inconscient collectif, on a en tête un moyen simple de mettre fin à la souveraineté de tous ces états qui entravent dangereusement l’action climatique (passons sur le fait qu’aucun état ne semble parvenir à prendre les bonnes mesures chez lui) : n’avoir plus qu’un seul Etat.

On ne me fera pas croire que cette éventualité n’a pas traversé l’esprit d’un de nos chefs d’État Jupitériens actuels ? Si seulement, la stratégie leur semblait techniquement faisable, alors oui, ça fait belle lurette que nous serions tous dignes citoyens de “globalia” (morts ou esclaves plus vraisemblablement mais mon optimisme ne connait pas de limite).

Rien ne semble à priori dire qu’un tel scénario est impossible. Il est concevable qu’une Nation acquiert dans les décennies à venir tellement de pouvoirs qu’elle devienne capable d’imposer sa domination aux autres. Il est très improbable qu’elle impose sa domination “à l’ancienne”, c’est-à-dire à grands coups d’avions, de bombes et de missiles mais il est envisageable qu’une nation devienne économiquement, financièrement et culturellement si incontournable qu’on puisse parler de l’existence d’une entité “Globalia”. Il lui serait alors possible de s’extraire des “vieux” concepts de souveraineté au nom du “bien commun” de tous les individus qu’elle estimera éligible à ce dernier. Historiquement, cette tendance à la subordination des uns par les autres, sous une forme ou sous une autre, est dûment testée et éprouvée. Il serait plutôt étonnant qu’aucun État en situation de domination ne tente sa chance.

c) La nouvelle tendance : GAFAM / BAITU

En 2021, peu après les événements “insurectionnels” du Capitole, quelques organisations (Facebook et Twitter en particulier) ont unilatéralement agi pour mettre fin aux logorrhées numériques de Trump. Non seulement Twitter l’a interdit d’accès à sa plateforme mais il a également effacé la totalité de ses tweets, comme s’il n’avait jamais existé, comme s’il n’avait pas été, à un moment donné, son meilleur client.

Et cette mise au banc de Trump par des organisations privées a pris des formes bien plus inattendues et qui m’ont personnellement fait réaliser la puissance étrange et latente de toutes ces plateformes. Pour éviter que l’investiture ne tourne au vinaigre, Airbnb a ainsi supprimé toutes les réservations de logement à Washington pour le jour J tandis que Google supprimait la chaîne youtube de Trump.

Et c’est cette tendance qu’il va être instructif d’observer : la tentative de mise en place d’un nouveau genre de mondialisme par des entités privées mondialement puissantes telles que les GAFAM/BAITU.

Bien entendu, ces nouvelles puissances sont aujourd’hui trop fortement dépendantes d’autres puissances (les États/Nations que sont les USA et la Chine respectivement) pour que le scénario nous paraisse crédible. Rappelons nous simplement qu’être dépendant de puissances plus anciennes et plus robustes mais sur le déclin fut le lot de nombreuses structures de puissance en devenir. Les USA, avant de devenir la puissance qu’on connaît aujourd’hui, ont dû s’extraire du giron de l’empire britannique.

Bien évidemment, il semble manquer de nombreuses capacités à ces entités pour qu’elles puissent devenir aussi puissantes à l’échelle mondiale que ce que sont les Nations à l’échelle nationale : pouvoir de coercition, pouvoir de battre monnaie, etc …

Quand on regarde le bitcoin ou bien la monnaie de facebook “Libra”, quand on s’intéresse à la nouvelle institution qu’est en train de créer Facebook avec sa “cour suprême”, on est en droit de se demander si ce que nous pensons comme lointain ou même inenvisageable ne s’est pas, quelque part, déjà produit.

Et puis même en considérant que ces entités sont loin d’être des pays, ça n’est pas parce qu’elles sont loin du compte aujourd’hui qu’elles le seront toujours, surtout lorsqu’on réalise que les crises ont toujours eu tendance à précipiter des tendances pré-existantes.

Force est de constater qu’il y a aujourd’hui un glissement du pouvoir des entités publiques vers les entités privées. Preuve en est le récent bras de fer entre Google et l’Australie au sujet d’une législation voulue par cette dernière ou bien la création de Libra.

La capitalisation boursière des GAFAM s’élevait “en 2020 à 6.687 milliards de dollars, soit environ 22% du S&P500 et quasiment la moitié du Nasdaq 100. C’est l’équivalent du PIB cumulé de la France et de l’Allemagne.”

Un système comme la civilisation globale actuelle est tellement complexe qu’il est impossible par définition pour quiconque de connaître la manière dont les tensions qu’on observe vont se libérer. Une pandémie ? Une crise financière ? Une guerre ? La chute des rendements agricoles ? Un dirigeant qui perd la boule et commence à balancer des bombes atomiques comme un hacker russes des DDoS sur le système d’enseignement à distance français ?

Source ¹⁰

Tout ça en même temps ?

Si on ne peut pas prévoir la forme des crises à venir, comment prévoir la manière dont le système va tenter d’y réagir, comment prévoir ce qu’il sera faisable et souhaitable, culturellement et physiquement ? Ainsi, quand on prend la tendance actuelle, quand on observe la facilité avec laquelle nous consentons à donner notre temps et nos données aux GAFAMs, quand on prolonge simplement cette tendance actuelle, comment être certain que nos enfants ne deviendront pas “amazoniens” ?

II) Les scénarios “décomplexifiants”

Il y a également des scénarios où les pouvoirs centraux actuels s’effondreraient et où le pouvoir tendrait à se décentraliser. Ainsi, certains pensent que l’échelon “durable” serait la région, c’est la thèse d’Yves Cochet lorsqu’il évoque les “bio-régions”. Cette conclusion est partagée par l’auteur de l’article “La sélection naturelle des bio-régions” :

C’est bien à cette échelle-là que nous pourrions gérer efficacement et localement les problèmes globaux¹¹.

A noter que cette direction, contrairement à celle des trois tendances que nous venons d’évoquer, oriente les sociétés humaines modernes vers ce qu’on pourrait appeler une “décomplexification” au sens de la définition de Tainter de la complexité d’une société¹² :

“La complexité est généralement comprise comme faisant référence à des éléments tels que la taille d’une société, le nombre et le caractère distinct de ses parties, la variété des rôles sociaux spécialisés qu’elle incorpore, le nombre de personnalités sociales distinctes présentes et la variété des mécanismes permettant de les organiser en un tout cohérent et fonctionnel. L’augmentation de l’une de ces dimensions accroît la complexité d’une société.

Les sociétés de chasseurs-cueilleurs (pour illustrer un contraste dans la complexité) ne contiennent pas plus de quelques douzaines de personnalités sociales distinctes, alors que les recensements européens modernes reconnaissent 10 000 à 20 000 rôles professionnels spécifiques et que les sociétés industrielles peuvent contenir globalement plus de 1 000 000 de types différents de personnalités sociales.”

Il peut sembler de prime abord insensé d’évaluer quelque chose d’aussi large et flou que la “complexité” d’une société. Pourtant il semble bien y avoir une corrélation entre tous les différents critères de “complexité” d’une société. Selon une étude¹³ qui a observé l’évolution de différents critères dans différentes sociétés sur plus de 10 000 ans, dans toutes les sociétés étudiées, on observe une corrélation entre tous les critères mesurant différents types de complexité : territoire, population, information, hiérarchie etc. Cette analyse indique qu’il peut par conséquent être pertinent d’observer et d’analyser les sociétés en fonction d’un certain degré de complexité.

Ceux qui militent pour une “simplification sociétale active” s’appuient sur des arguments parfois très différents. Ainsi, on justifiera la nécessité de la simplification par la plus grande durabilité de ce mode d’organisation dans le contexte actuel ou bien par le fait qu’une société plus décentralisée serait par définition moins hiérarchique, plus propice à une vraie démocratie et donc plus propice à l’émancipation des individus.

Je pense qu’on retrouve dans ces justifications les différentes familles d’arguments qui servent également à la critique de la technique que j’avais développé dans cet article :

Il y a également ceux qui pensent qu’il n’y a pas vraiment de choix à faire. Ceux-là ne militeront pas vraiment pour une simplification “active” et “idéologique” mais veulent surtout préparer la société aux énormes chocs qu’elle ne manquera pas de subir. Dans ce cadre de pensée, on aura alors tendance à parler d’“effondrement” plutôt que de “simplification” (ce qui revient finalement au même lorsqu’on prend la définition de Tainter).

Ce ne sont pas les justifications théoriques qui manquent à l’hypothèse de l’effondrement. La théorie de la démographie structurelle de Turchin¹⁴ par exemple nous permet de comprendre pourquoi l’augmentation des inégalités et des pressions sociales actuelles devrait à long terme nous conduire à des événements synonymes d’effondrement : révolutions, guerres civiles et autres manifestations majeures d’instabilité sociopolitique.

De la même manière, tout le mouvement de la collapsologie reprend de près ou de loin le cadre théorique de l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen¹⁵ pour qui les activités humaines devaient être analysées sous l’angle de la thermodynamique et notamment de son second principe selon lequel l’énergie d’un système clos tend inéluctablement à la dégradation thermique. Ainsi, nous serions condamnés à terme à la “dégradation thermique”, c’est-à-dire d’un point de vue sociétal à l’incapacité de dégrader assez d’énergie pour maintenir la complexité sociétale d’aujourd’hui. Ce qui signifie, de nouveau, l’effondrement.

Qu’il s’agisse d’une simplification subie, volontaire ou bien d’un mélange des deux, dans le cas d’une tendance générale à la simplification, il ne faut pas croire qu’on aurait un mouvement uniforme mais une multitude de mouvements de simplification sociétale. Il n’y aurait pas une manière d’organiser une bio-région mais diverses expérimentations d’où émergeraient peut-être dans quelques centaines d’années des grands traits partagés entre toutes les bio-régions ayant perduré.

Selon moi, c’est cette tendance à la simplification qu’on observe quand de plus en plus de salariés veulent aujourd’hui sortir de leur “bullshit job” et revenir à du “concret”. Qu’il s’agisse de devenir boulanger, brasseur ou maraîcher, qu’il s’agisse de déménager à la campagne ou bien de tout simplement “ralentir”, qu’il s’agisse de travailler pour une structure à “taille humaine” ou bien de faire du low-tech, toutes ces démarches s’inscrivent dans ce qui pourrait devenir une vague systémique de “simplification sociétale”. Ces envies individuelles impactent et sont impactées par des formes collectives et politiques qui se structurent à des échelles plus “humaines” que l’échelle actuelle de la politique nationale.

Une forme d’organisation comme le communalisme pourra peut-être répondre à ces nouveaux contextes et à ces nouvelles aspirations ?

Ce que nous vivons tous comme étant de simples “transitions individuelles” n’est peut-être que l’infime déclinaison dans nos vies d’un système qui se prépare à se simplifier. Que nous considérions à notre échelle individuelle le processus de simplification sociétale comme “subi” ou “pro-actif” importe peu, sociétalement une tendance lourde semble se dessiner ces dernières années.

Finalement, nous semblons culturellement si malléables que tous ces scénarios, qu’ils soient complexifiants ou simplifiants pourraient être envisageables. Ils auront d’ailleurs probablement tous lieu en parallèle à des degrés et dans des contextes différents. Ils se mêleront et s’impacteront mutuellement, rendant leur évolution aussi imprévisible qu’hétéroclite.

Mais existe-t-il un facteur qui, plus que les autres, pourrait être décisif, voire limitant, dans la direction que nous prendrons ? Un facteur qui pourrait remettre en question la possibilité même dans la durée des scénarios de complexification ?

Plutôt que d’essayer de voir laquelle de ces deux grandes familles de scénario a le plus grand pouvoir de persuasion sur les organisations d’individus que nous composons, ne pourrions-nous pas observer des paramètres qui pourraient limiter les possibles de l’humanité ?

III) L’alpha et l’oméga de cette histoire : “Energie et équité”

Contrairement au titre du célèbre ouvrage d’un des grands penseurs de la décroissance, commençons par le second terme :

a) L’équité

Il semble impossible d’agir de manière cohérente contre le changement climatique à l’échelle mondiale sans une certaine stabilité politique à cette échelle. Et cette stabilité dépend énormément de l’équité de la répartition des efforts à fournir. L’effort est inacceptable lorsqu’il est trop injustement distribué. Nous sommes donc “condamnés”, si nous voulons nous donner une infime chance d’agir dans ce sens, à générer de l’égalité à tout va.

L’humanité doit générer beaucoup plus d’équité si elle veut devenir capable de générer moins de GES.

Turchin et Goldstone ne disent pas autre chose lorsqu’ils observent qu’au cours de l’Histoire, ce sont des élites égoïstes qui créent les conditions des bouleversement et des révolutions¹⁶. Elles génèrent un contexte où les inégalités explosent et où le gouvernement devient inefficace et non respecté. C’est ce contexte qui, en se détériorant, donne lieu aux révolutions, aux guerres et aux situations politiques durablement agitées. Le même raisonnement politique s’applique à l’échelle du monde, la gestion efficace d’un enjeu comme la lutte contre le changement climatique nécessite une stabilité politique que seule une plus grande équité et une plus grand justice peuvent nous apporter.

Il n’est finalement pas si rationnel que ça de critiquer les défenseurs de la “justice climatique” car ils seraient naïfs d’appliquer leurs théories “bisounoursiennes” dans le dur monde qui serait le nôtre. Il ne s’agit pas simplement de “bons sentiments”, les dynamiques humaines sont ainsi faites que pour traiter un enjeu global de manière globale, vous aurez besoin de stabilité mondiale et l’un de ses ingrédients essentiels, c’est justement une “certaine” équité. Soit vous y parvenez, soit le problème ne pourra pas se régler de manière globale.

Une certaine équité et une certaine justice à l’échelle mondiale sont nécessaires pour générer la stabilité politique mondiale nécessaire au traitement à cette échelle des enjeux globaux. Or c’est seulement à l’échelle globale qu’il semble possible d’en avoir une gestion cohérente et efficace : ce que nous avons créé nous condamne à plus d’équité à l’échelle planétaire ou bien à ce qu’on pourrait considérer comme naufrage global.

b) L’énergie

Surprise, surprise !!! On en revient encore et toujours à l’ “énergie”, ou plutôt à la capacité des humains à convertir de l’énergie contenu dans leur environnement à leur avantage.

C’est précisément ce que dit Tainter :

“Energy has always been the basis of cultural complexity and it always will be. If our efforts to understand and resolve such matters as global change involve increasing political, technological, economic, and scientific complexity, as it seems they will, then the availability of energy per capita will be a constraining factor.”¹⁷

En prenant en compte cette théorie, il peut être très utile d’observer de près les développements de notre capacité à convertir l’énergie de notre milieu en énergie “utile”. Les scénario “complexifiants” ont intrinsèquement besoin de beaucoup plus d’énergie que ce que nous sommes actuellement capables d’extraire. Si les tenants des scénarios à tendance “complexifiante” découvrent comment convertir de l’énergie beaucoup plus efficacement (un ordre de grandeur supplémentaire), alors ces scénarios auront d’autant plus de probabilités de l’emporter globalement et ce pour une “époque” de plus.

Il me semble par contre difficile pour des sociétés plus simples de se diffuser au milieu d’une société qui globalement se complexifie pour deux raisons :

  • Par nature, la société complexe a besoin du plus d’énergie et d’espace possible pour se développer et n’a donc pas intérêt à laisser se diffuser massivement des modes de vie et d’organisation plus simples qui la “spolieraient” de ressources vitales.
  • Parce que la volonté de simplicité et de décomplexification se nourrit en grande partie des échecs de la complexification actuelle. C’est parce que la croissance n’est techniquement plus possible qu’on rejoint de plus en plus massivement la décroissance. Bien sûr, la décroissance prend ses racines dans des concepts plus profonds que sa seule impossibilité technique mais c’est bien les limites actuelles qui participent à la mettre vraiment sur le devant de la scène. Comme le rappelle la lecture de Techno-critiques de François Jarrige, la critique de la technique est particulièrement forte à ses débuts, lorsque celle-ci n’est pas encore mature et qu’elle nous expose à de nombreux risques. La critique du train s’est nourri des nombreux accidents des débuts ¹⁸ et s’est tarie lorsque ce moyen de transport est devenu plus sûr. De la même manière, le mouvement de la décroissance se nourrit de la peur des risques que la croissance fait courir à l’humanité. Si ces risques disparaissent (le plus gros “Si” de l’Histoire d’ApresLaBiere), la décroissance en tant que mouvement de masse tendra à disparaître également.

IV) Que faire dans ce monde complexe ?

Plus la situation climatique se détériorera, plus nous deviendrons disposés à prendre le risque d’ouvrir la “boîte de pandore technique”. On le voit depuis quelques années et tout particulièrement ces derniers mois, l’urgence climatique ressentie actuellement rend l’énergie nucléaire de plus en plus acceptable parmi les militants alors qu’elle semblait plus unanimement combattue il y a de ça quelques années.

De la même manière, si nous ne parvenons pas à réellement ralentir le changement climatique actuel, il deviendra de plus en plus acceptable et donc possible que nous nous lancions à corps perdu dans la géo-ingénierie. C’est d’ailleurs bien dans cette tendance que s’inscrivent deux des dernières vidéos de la très suivie chaîne youtube “Kurzgesagt” :

Une manière de lutter serait alors d’empêcher aujourd’hui la formation de contextes dans lesquels nous savons que notre inacceptable deviendra demain globalement acceptable. Si la géo-ingénierie nous semble inacceptable, alors il nous faudra lutter d’arrache pied contre une accélération du changement climatique qui la rendra de plus en plus tentante. Pour éviter d’être contraints demain à l’inacceptable, notre milieu nous impose de devenir “sérieux” quant à la résolution des enjeux globaux aujourd’hui et cela passe par la capacité :

  • à convertir assez d’énergie de manière maîtrisée afin de maintenir une société cohérente capable de gérer ces enjeux.
  • à répartir cette énergie et les bienfaits associés de manière assez équitable pour maintenir la stabilité politique nécessaire à l’évolution de cette société

Ce sont ces combats qui nous permettront d’adoucir la pente de la simplification qui semble nous pendre au nez. Parce que oui, il peut être désirable selon certaines valeurs et selon certaines idéologies de revenir à des modes de vie beaucoup plus simples que ceux des pays riches actuels mais là où le bât va blesser, c’est dans la “pente” de la transition. Plus cette simplification se fera rapidement, plus la pente de la “transition” sera abrupte et plus les monstres surgissant dans le clair-obscur du bouleversement seront atroces. Ainsi, je ne conçois pas qu’on ne tente pas d’adoucir la pente et les traumatismes humains et sociétaux qui y seront liés :

Mais comment participer, à notre niveau de cellule, à ces tendances qui structurent le super organisme de 7 milliards de cellules (en ne considérant que les cellules humaines) ? Est-ce vraiment une tâche réalisable quand on connaît la complexité d’un tel système ?

En ce qui me concerne, la seule solution apaisante que j’ai trouvé à ce paradoxe est d’embrasser la théorie des possibles adjacents de Kauffman¹⁹.

Dans un monde complexe, personne ne pouvant ni prévoir ni décider à l’échelle globale, on ne peut qu’œuvrer à nos niveaux pour multiplier les possibles, qu’ils soient techniques ou culturels et les mettre “au pot commun” de l’humanité. C’est parmi ces possibles que les groupes humains choisiront ensuite ce qui semblera à ce moment-là la meilleure option possible.

Ainsi pour maximiser nos chances de résoudre les enjeux globaux actuels et éviter ainsi les drames globaux de demain, tentons à notre échelle de multiplier les possibles énergétiques et démocratiques.

C’est grâce à sa biodiversité que la vie biologique a su traverser les grandes extinctions et c’est la raison pour laquelle le biologiste “Stephen Jay Gould” titra son livre sur l’explosion biologique du pré-cambrien : “la vie est belle”.

C’est peut-être en adoptant la même stratégie, en créant des possibles que des organisations humaines parviendront à traverser la VIème extinction que l’une d’entre elles a elle-même provoqué ?

Sur ce, je vous souhaite à tous,

Paix et santé,

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SOURCES / LIENS / POUR ALLER PLUS LOIN :

¹ Il soutient cette thèse dans ses livres et ses conférences, notamment dans celle-ci : “Globalisation Over Nationalism| India Today Conclave 2018” (citation tirée du passage à 33:20)
² Marx dans l’introduction de son livre “Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte
³ La vidéo de Science étonnante “LYFE : la Thermodynamique de la Vie
La série “The story of Us”, particulièrement l’article “Les géants” — notre tentative de traduction .
Listing de quelques critiques sur la fiche wikipedia de l’ONU et ici sur le propre site de l’ONU.
La fiche wikipedia du traité de Westphalie
Un des quelques articles qui a couvert le sujet des annulations de réservation de AirBnB
L’article “The enlightenment Kids” de Waitbutwhy (traduction )
Article “Bourse : peut-on encore acheter les géants américains de la tech ?
¹⁰ Si vous voulez admirer Blanquer dans ses oeuvres : “COVID-19: Blanquer dénonce une cyberattaque contre la plateforme “ma classe à la maison
¹¹Why Must We Design Our Bioregions?” et “The Natural Selection of Bioregions
¹² Complexity, problem solving, and sustainable societies, by Joseph A. Tainter, 1996
¹³Quantitative historical analysis uncovers a single dimension of complexity that structures global variation in human social organization” (papier de recherche par Turchin & Co)
¹⁴Structural-Demographic Theory” (article de blog par Turchin)
¹⁵The relevance of thermodynamics to economics” (section wikipedia consacré au sujet de la page de Nicholas Georgescu-Roegen)
¹⁶Welcome to the “turbulent twenties”” par Goldstone et Turchin
¹⁷ Complexity, problem solving, and sustainable societies, by Joseph A. Tainter, 1996
¹⁸ “Si des accidents spectaculaires ont lieu avant, on ne commence réellement à comptabiliser les victimes du train en France qu’à partir de 1866, et leur nombre ne cesse de croître : de 250 par an dans les années 1860, on passe à 500 dans les années 1890, et environ 1000 par an dans les décennies 1910–1920, avec quelques grandes catastrophes qui marquent l’opinion. Le reflux ne s’amorce réellement qu’après les années 1930” — Note en bas de page 85 de “Techno-critiques” de François Jarrige
¹⁹ La théorie des possibles adjacents de Kauffman

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"La seule liberté, c'est de comprendre ses conditionnements", chroniqueur à ASI, abonnez vous à la gazette d'apreslabiere.fr : http://eepurl.com/dnS6WD