La guerre cognitive ou comment gagner sans même livrer bataille ? (1/2)

Jean-Lou Fourquet
Après La Bière
Published in
12 min readFeb 16, 2023

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Si vous préférez le format vidéo, cette vidéo est disponible sur la chaîne “Opinion Washing” de Stéphane avec qui j’ai travaillé pour cette série.

Avant de comprendre pourquoi et comment on se fait potentiellement bombarder tous les jours “à l’insu de notre plein gré”, il nous faut préciser ce de quoi nous parlons.

I) Qu’est ce que la guerre cognitive ?

Il s’agit d’un terme assez récent développé par l’armée américaine pour décrire une forme de guerre qui va utiliser les technologies de l’information modernes (les médias, les réseaux sociaux, internet) pour modifier les croyances d’une grande quantité de personnes.

Alors bien entendu, rien de radicalement nouveau sous le soleil de l’humanité. De la même manière qu’on n’a pas attendu Photoshop ou Midjourney pour traficoter les photos, on n’a pas attendu les réseaux sociaux pour lancer des campagnes de désinformations ou de mal-informations.

Personne ne relève mais à force de concentrer l’attention sur lui-même, E.T fut à deux doigts de griller sa couverture

La guerre cognitive est donc une énième forme de propagande à ceci près qu’elle est plus sophistiquée que la propagande “à l’ancienne” car elle s’appuie sur plusieurs domaines récents.

Premièrement, elle va utiliser toutes les technologies modernes (réseaux sociaux, contenus viraux, fermes de bots, etc) afin d’influencer les populations.

Mais ce qui est vraiment nouveau avec la guerre cognitive c’est qu’elle va s’appuyer sur les travaux en neuroscience, en psychologie et psychosociologie pour optimiser l’efficacité de cette propagande. L’objectif final est de créer des “soldats de l’information”, c’est-à-dire des personnes comme vous et moi, qui vont sincèrement adhérer à l’idée qu’on tente de diffuser. En adhérant à cette idée, ces “soldats inconscients” vont alors modifier leur manière de voir le monde et par conséquent leur comportement dans un sens qui avantagera l’attaquant.

La guerre cognitive se focalise sur les imaginaires et sur les croyances des individus afin de modifier en profondeur leurs comportements. Ça fonctionne extrêmement bien car les techniques de guerre cognitive vont notamment utiliser nos biais cognitifs et nos automatismes mentaux pour tromper nos représentations et pour modifier nos prises de décisions.

En plus grand et cliquable

On pense d’ailleurs instinctivement aux pratiques marketing de n’importe quelle marque un peu puissante : elles aussi utilisent les réseaux sociaux pour modifier nos croyances de manière à ce qu’on se dise que

“quand même avec un iPhone, je suis un humain un peu plus abouti qu’avec un Android”¹.

Mais ce n’est pas exactement la même chose car il faut distinguer

3 types de propagande : la blanche, la grise et la noire

La différence est que dans le cas des marques, la source de l’information (publicités, vidéos ou autre) est ouvertement identifiée : quand on fait face à une affiche où le logo d’Apple s’étend sur deux étages, l’identité de celui qui tente encore de nous refourguer son SmicPhone ne laisse pas beaucoup de place au doute.

Ce type de propagande, où la source et ses objectifs sont clairs est appelé “propagande blanche”, par opposition aux plus obscures propagande grise ou noire qu’on verra en suivant².

La propagande blanche est globalement la moins problématique des trois car même si elle peut véhiculer des messages considérés par beaucoup comme étant négatifs, il est plus aisé de combattre les diffuseurs dès lors qu’ils sont identifiés et qu’on connait leurs intentions. Elle peut même parfois diffuser des messages considérés comme étant sociétalement positifs. C’est le cas par exemple des publicités qui nous incitent à manger 5 fruits et légumes par jour. C’est de la propagande blanche faite par l’état français à laquelle très peu d’entre nous trouve quelque chose à redire. Les protestations des défenseurs de la mal-bouffe ne sont actuellement pas le premier souci du gouvernement.

Ensuite, il y a la propagande grise qui elle ne dit pas son nom et dont on ne connait pas vraiment l’origine. On peut citer par exemple le cas des radios Radio free Europe, radio liberty et radio free Afghanistan³ qui furent toutes les trois des radios de propagande financées par le gouvernement Américain pour soutenir leurs intérêts dans certains pays étrangers.

Le graphiste, lui, n’est pas en mode incognito par contre

L’objectif était ici de convertir la population des pays ciblés à l’idéologie américaine. Et contrairement à la propagande blanche, ce type de propagande doit taire son origine pour faciliter l’adhésion du public ciblé.

Enfin, il y a la plus sombre et la plus sournoise de toutes les propagandes : la noire. Elle consiste à créer des messages de propagande en se faisant passer pour le camp adverse. Le but est de décrédibiliser et de semer le trouble dans le camp adverse afin qu’il prenne des décisions qu’il n’aurait pas prises autrement. On peut prendre l’exemple des “Penkovsky Papers” dans les années 60. Encore à ce jour, rien n’est vraiment certain dans cette affaire mais on soupçonne la CIA d’avoir écrit un livre avec des informations sensibles pouvant déstabiliser l’URSS. Pour augmenter le pouvoir déstabilisateur du livre, la CIA fit passer Oleg Penkovsky, un agent double soviétique diffusant des informations classifiées de l’URSS aux britanniques et aux Américains, pour l’auteur. Et même si les informations contenues dans le livre étaient plutôt fiables, Penkovsky lui-même ne l’aurait jamais écrit. En tout état de cause, ce livre était d’autant plus déstabilisant pour l’URSS qu’il était prétendument écrit par un agent soviétique.

Penkovsky à son procès en URSS (procès perdu, cela va sans dire)

Parmi ces trois formes de propagande (blanche, grise et noire), la guerre cognitive utilise logiquement la grise et la noire (donc non Apple et ses logos géants ne font pas encore de la guerre cognitive). En effet, dans ces deux formes de propagande, les objectifs réels (et les auteurs) sont dissimulés, ce qui correspond à la logique de la guerre cognitive où les objectifs vont directement à l’encontre des intérêts des communautés qui sont attaquées cognitivement.

Lorsqu’on parle de communautés cibles, il peut tout autant s’agir de militaires, de populations civiles, de membres d’une communauté professionnelle ou sociale spécifique, d’une région, d’un pays ou d’un groupe de pays particulier. Par exemple, en cassant le sentiment de sécurité ressenti par des populations entières, celles-ci peuvent être amenées à se soulever contre leur gouvernement alors que cette perception a pu être considérablement amplifiée par des manipulations étrangères.

Même si ces manipulations ne sont pas “violentes” en elles mêmes et ne causent pas directement de morts, les dégâts causés par ces attaques cognitives peuvent être tragiques pour les populations visées et peuvent donner un avantage décisif aux attaquants.

Comme toute guerre, le but est d’affaiblir, voire d’annihiler l’ennemi. L’objectif est ici de détériorer ou de détruire chez les populations visées les fondements et les croyances qui permettent à une confiance envers des fonctionnements collectifs d’exister. Or sans cette confiance, il est très difficile de maintenir la stabilité d’un groupe, d’une société ou d’une Nation. Par exemple, pour déstabiliser une Nation on pourrait détruire la confiance que sa population porte envers ses dirigeants (même si, les dirigeants eux-même, peuvent aussi y participer très activement).

Les conséquences de ces attaques cognitives peuvent aller de la simple influence, à la perturbation de systèmes hospitaliers en passant par la conquête territoriale. Elles peuvent affaiblir les structures militaires, médiatiques, sociales, politiques et économiques d’un pays ainsi que ses infrastructures énergétiques ou de transport.

La guerre cognitive se base sur une compréhension fine des réseaux qui tissent la société. L’objectif va être de perturber ces réseaux et leur articulation en provoquant des attaques sur plusieurs nœuds afin de déstabiliser l’ensemble du système.

Par exemple, en 2015, un groupe de hackers Russes a réussi à plonger dans le noir l’Ouest de l’Ukraine, en utilisant une attaque à plusieurs niveaux. Il y a d’abord eu une cyberattaque qui a mis hors service des infrastructures électriques essentielles, privant 230 000 Ukrainiens d’électricité. Ensuite les attaquants ont procédé à une attaque informatique pour submerger les centres d’appels afin que les Ukrainiens ne puissent pas avoir d’informations sur l’origine de la panne. Enfin, ils ont mené une campagne de désinformation accusant le gouvernement ukrainien de la panne. Cette attaque hybride a été menée sur 3 réseaux différents : l’infrastructure électrique, le social et l’information.

Mais le but ultime reste toujours identique : déstabiliser un leader politique, une entreprise, un pays tout entier ou encore une alliance de pays.

La guerre cognitive : une guerre relativement accessible

Dans la guerre cognitive, on utilise “juste” les techniques de communication moderne pour attaquer cognitivement des grandes masses de gens à l’aide de connaissances scientifiques qui sont finalement à la portée de “tout le monde”. Certes de sacrés compétences sont nécessaires mais technologiquement, c’est relativement abordable.

Par conséquent, cette guerre est “accessible” à de nombreux types d’acteurs : les États bien sûr mais aussi les entreprises, les partis politiques et même des groupuscules puissants comme des groupes terroristes. Les liens entre ces différents acteurs peuvent également être complexes : un parti politique peut tout à fait faire appel à une entreprise privée spécialisée dans ce type d’attaques dans le but de décrédibiliser un opposant politique. Pire, les acteurs n’ont pas forcément besoin de maîtriser eux-mêmes les outils techniques pour entreprendre de tels affrontements : ils peuvent très bien faire appel à des sous-traitants pour la partie technique.

Ce type de guerre est particulièrement sournois et il est particulièrement difficile de s’en défendre car les “soldats” ne sont pas “conscients” de la guerre à laquelle ils participent. Les personnes qui vont subir et agir selon les informations de propagande auront énormément de difficulté à reconnaître qu’ils se sont fait tromper et qu’ils ont été manipulés. Et même s’ils le reconnaissaient, ce sera de toute manière trop tard.

Et c’est le principal problème de cette forme de guerre : lorsqu’on la détecte, SI on la détecte, il est déjà trop tard.

II) Un exemple : la campagne “Do so”⁴

L’histoire se déroule en 2010 sur l’île de Trinité et Tobago, les élections arrivent bientôt et sur l’île il y a deux grands partis politiques qui se disputent la place depuis la fin de la colonisation. D’un côté il y a le parti des indo-caribéens et de l’autre celui des afro-caribéens, division politique illustrant la séparation et le clivage net qui existent entre les deux bords politiques et ethniques de l’île.

A chaque élection, les résultats sont extrêmement serrés et cette année-là le parti indo-caribéen décide de faire appel à une entreprise étrangère pour l’aider à gagner l’élection. Cette entreprise n’est nul autre que Cambridge Analytica et elle mettra en place une campagne de guerre cognitive digne de ce nom.

La première étape fut de connaître un peu mieux le “terrain cognitif” des opérations en sondant la population sur les réseaux sociaux. Ils ont pour cela commencé par faire un profilage psychologique de l’ensemble des comptes Facebook des Trinidadiens. Ensuite, ils ont observé le web Trinidadéen un peu comme un surfeur guette l’océan dans l’attente de la vague parfaite. Et c’est un retraité de l’île qui la leur offrit.

Percy Villafana, un retraité opposé au gouvernement, a refusé que le premier ministre n’entre dans son jardin lors d’une de ses visites électorales. Pour ce faire, il croisa ses mains poings serrés en signe de protestation et l’image de ce geste fit le tour des réseaux sociaux de l’île. Pour Cambridge Analytica, l’affaire était dans le sac, ils tenaient là leur symbole, leur logo, leur slogan et même la revendication qu’ils allaient pouvoir instrumentaliser à leur guise : le mouvement “Do so” était né !

source

Villafana fut utilisé comme tête de proue de ce mouvement et un grand nombre d’artistes participa - comme d’habitude “insconsciemment” - à l’une des plus astucieuses campagnes de guerre cognitive de tous les temps.

En surface : une campagne sans partie pris

L’objectif de la campagne “Do so” était d’encourager les jeunes de tous bords à l’abstentionnisme. Elle était clairement orientée contre tous les politiques et ne prenait en aucun cas parti pour un camp politique en particulier. Il s’agissait d’une contestation générale envers le système et tous les politiques. Pour motiver les jeunes de tous bords à rejoindre le mouvement, Cambridge Analytica encouragea des jeunes à tagger partout sur l’île le slogan “Do so” avec le logo des bras croisés de Villafana. L’idée était de créer un simulacre de mouvement populaire issu de la jeunesse et encourageant l’abstentionnisme. Les artistes suivirent et une grande majorité de jeunes participa au mouvement. Les slogans disaient de ne pas aller voter et personne ne pouvait soupçonner une quelconque manipulation ou orientation derrière cette campagne puisqu’à aucun moment, elle ne semblait favoriser un parti plutôt que l’autre.

En profondeur : un contexte particulier

Mais pour comprendre l’idée de Cambridge Analytica, il faut connaître le contexte dans lequel cette attaque s’inscrit : sur l’île, les jeunes des deux ethnies ont des fonctionnements très différents, notamment dans la relation qu’ils entretiennent avec leur parent.

Alors que les jeunes Afro caribéens sont très peu influencés par leurs parents dans le fait d’aller voter ou non, il est par contre quasi sacré pour les jeunes indo-caribéens de faire comme leurs parents, c’est-à-dire : aller voter. Et c’est cette différence centrale que Cambridge Analityca avait choisi d’exploiter dès le départ de sa campagne.

Le plan était d’une simplicité machiavélique : pendant que les jeunes afro-caribéens n’iraient effectivement pas voter sous l’effet de la campagne “do so”, les jeunes indo-caribéens quoiqu’ayant également participé à la campagne, finiraient eux par aller voter sous la pression familiale. C’est cette différence culturelle qui devait finir par donner l’avantage aux commanditaires de l’attaque : le parti politique indo-caribéen.

Et c’est exactement ce qu’il s’est passé. A tel point que dans la tranche d’âge 18/25, il y eu un écart de 40% de taux de participation entre les deux groupes ethniques. Le parti indo-caribéens gagna évidemment les élections et il fallut attendre la sortie du livre du lanceur d’alerte Christopher Willye et du documentaire “the great hack” en 2019 pour découvrir la supercherie… Soit 9 ans plus tard.

Et c’est quelque chose d’extrêmement perturbant avec la guerre cognitive : lorsqu’elle est bien faite, elle est totalement invisible. Elle semble ne pas prendre le parti de l’attaquant et se fond parfaitement dans les polémiques et les mouvements idéologiques “naturels” qui animent le monde numérique moderne.

On reproche parfois à l’économie de l’attention de détourner notre attention collective des sujets sociétaux essentiels tel le changement climatique ou les inégalités de par le monde pour l’orienter vers des sujets futiles. Dans le prochain article on verra que dans le cadre de la guerre cognitive, l’économie de l’attention peut au contraire devenir une arme qui va orienter l’attention collective de la communauté attaquée vers des sujets sociétaux essentiels ; non pas bien entendu pour l’aider à les résoudre mais pour les attiser à l’avantage, toujours, de l’attaquant.

Sur ce, je vous souhaite

Paix et santé (cognitives),

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SOURCES / LIENS / POUR ALLER PLUS LOIN :

¹ iPhone making fun of Android : https://www.youtube.com/watch?v=45LwWFzLErc
² Article “Propaganda — types of propaganda
³ Pages wikipedia de Radio liberty et de radio Afghanistan
Article “Social Media, Emergent Manipulation, and Political Legitimacy
Vidéo de Villafana qui bloque le premier ministre Patrick Manning et fait le signe qui sera repris par Cambridge Analytica — vidéo de Villafana qui porte affiche do so et fait le signe devant caméra - vidéo de Villafana qui fait le signe dans un concert avec tshirt do so

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"La seule liberté, c'est de comprendre ses conditionnements", chroniqueur à ASI, abonnez vous à la gazette d'apreslabiere.fr : http://eepurl.com/dnS6WD