Existe-t-il un réel « avantage » à savoir que tout peut s’effondrer ?

Jean-Lou Fourquet
Après La Bière
Published in
13 min readDec 9, 2019

--

(Pour ceux qui n’ont pas le temps de lire, vous pouvez écouter l’article ici)

Photo by Jp Valery on Unsplash

Pour beaucoup d’entre nous, la métaphore « colosse aux pieds d’argile » va comme un gant à notre société globale actuelle. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous rendre compte que, malgré la motivation et la volonté de « transiter », l’inertie du paquebot mondial nous amène plein fer dans une forêt d’icebergs.

Dans ce contexte, une série de questions se pose :

  • Y a-t-il un avantage à passer notre temps, les yeux vissés sur les jumelles, à scruter la forêt d’iceberg, leur hauteur, leurs couleurs effrayantes, leur course imprévisible, la fonte de certains, l’apparition de nouveaux ?
  • Y a-t-il un avantage à « se préparer » à la « catastrophe » que l’on pense imminente ?
  • Et surtout est-il possible et utile de savoir quel est l’iceberg que nous percuterons en premier ?

Certains ont cette intime conviction que la société occidentale dans laquelle nous baignons va devoir dans les prochaines années, que nous le voulions ou non, dramatiquement et (trop) soudainement « changer ».

Cette conviction, bénédiction ou damnation ?

S’il s’agit d’une bénédiction (respectivement malédiction), en quoi avoir cette « conviction » (ou « connaissance ») est-elle un avantage (respectivement désavantage) pour celui ou celle qui la porte ?

Par maints aspects, cette conviction est une damnation. En effet, elle semble condamner celui ou celle qui la porte à une peur panique sur laquelle il ou elle n’a aucune prise.

Mais prendre conscience de dangers pour se donner les moyens d’y parer est l’apanage même de l’humanité. Il y a quelques millions d’années, par un processus que nous ne comprendrons peut-être jamais, nous avons pris « conscience » de notre existence, de notre mort, du bien-et-du-mal. Nous sommes sortis de notre « animalité » innocente pour engendrer notre espèce : l’Homo Sapiens. On peut estimer que cette sortie est le plus grand malheur de notre espèce mais on doit admettre qu’elle en est à l’origine. C’est d’ailleurs probablement cette « sortie » qui nous caractérise le mieux.

C’est ce thème archaïque qu’illustre le mythe d’ « Adam et Ève » : c’est en croquant le fruit interdit de l’arbre de la « connaissance » que nos yeux se sont « ouverts » sur « le-bien-et-le-mal ». C’est par ce fait que nous serions devenus des humains, condamnés à la souffrance engendrée par cette conscience de notre propre malheur.

Entre vivre en paix avec nous-mêmes tels des animaux comme le disait Hegel (1) et avoir une vie consciente et riche … de nos souffrances, notre espèce a déjà choisi sa voie il y a déjà quelques centaines de milliers d’années. Ce chemin vers plus de « conscience », plus de « connaissance » est, depuis des millénaires, notre destin commun.

Dans ce moment historique où l’humanité chemine sur un sentier qui semble, chaque jour, plus périlleux et étroit, il ne semble ni judicieux de s’arrêter, ni envisageable de rebrousser chemin. Les forces qui nous dépassent nous intiment de continuer cet aventureux chemin de traverse vers « plus de conscience ».

Finalement, c’est notre espèce qui, il y a fort longtemps, a choisi de nous condamner à arpenter cette voie périlleuse.

Pour notre plus grand « malheur », nous ne pourrons par conséquent jamais être des « imbéciles heureux ». Une fois la prise de conscience de certaines choses réalisée, il semble impensable, individuellement comme collectivement de nous « dé-conscientiser ». Une fois « le sein découvert », on ne voit plus que ça et on ne saurait pas plus dés-apprendre que dés-voir.

Puisque cette trajectoire semble constituer notre destin, la question semble plutôt être : pour ceux qui ont très conscience des dangers à venir, comment tirer parti de cette damnation ? Comment tourner cette connaissance de plus en plus précise des risques que nous encourons individuellement et collectivement à notre avantage ?

Finalement, comment transformer cette conviction que tout va changer, que des fondements de nos écosystèmes s’effondrent en ce moment et que tout le reste peut suivre, en actions positives pour soi et pour les autres ?

Comment transformer cette conviction en bénédiction ?

Pour moi, il y’a 3 grandes manières de transformer cette conviction en avantage pour notre existence à venir.

1. Être convaincu que l’avenir est imprévisible et que nous le construisons au quotidien

« Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir mais de le rendre possible » (Antoine de Saint-Exupéry)

Cette phrase n’a jamais été aussi importante que lorsqu’une société, comme la notre aujourd’hui, touche des limites de son développement. Cette société peut alors facilement croire que sa funeste destinée est désormais « écrite ». Or il n’y a rien de plus dangereux et auto-réalisateur qu’une prophétie destructrice en laquelle nous croyons tous.

Une fois que nous croirons tous en une forme de mayhem sociétal, il n’y aura, par définition, plus personne pour l’empêcher d’advenir en proposant d’autres voies.

Photo by Jens Lelie on Unsplash

On peut tout à fait être conscient que le développement de notre société s’est fait aux dépens de sa durabilité et ne pas penser pour autant que notre seule perspective soit un chaos aussi définitif qu’irréversible. Nous sommes une société, avec des cultures et des conditionnements qui n’ont jamais existé auparavant. Nous sommes dans un contexte technologique et environnemental qui lui aussi est complètement unique dans notre Histoire. Il est aujourd’hui plus insensé que jamais de prétendre pouvoir prédire l’avenir. Nous ne pouvons pas savoir comment « Nous », la société humaine globalisée, pouvons et allons réagir aux icebergs que notre route ne va pas manquer de croiser.

Il y a peut-être des croyances, des modes d’organisation et de pensées qui étaient jusqu’alors « impensables » et qui le deviendront demain, lorsqu’un contexte particulier rencontrera une société particulière ? C’est ce phénomène que l’historien Lucien Febvre décrit dans le livre « le problème de l’incroyance au XVIème siècle » (2) : à ce moment de son histoire, une des limites de la pensée humaine était l’incroyance, il était impossible de ne pas croire en dieu. Cette limite de l’entendement humain fut, les derniers siècles en sont la preuve, allègrement dépassée. Que savons-nous des limites que nous pourrons, demain, dépasser, ou bien que nous avons peut-être déjà dépassées sans même nous en rendre compte ?

Nous évoluons et nous participons TOUS à un monde dont la complexité exponentielle nous dépasse tous les jours un peu plus et qui nous le rend fatalement et heureusement imprévisible.

C’est pour ces raisons que tous les gens qui sous-entendent qu’ils « savent » et qu’ils peuvent « se projeter » sont au mieux inconscients de la multiplicité des avenirs possibles et au pire, tout simplement dangereux. Il est essentiel de toucher du doigt qu’une certitude collective est extrêmement puissante car une fois qu’elle s’ancre en chacun de nous, nous devenons tous un des bras armés de sa réalisation, consciemment ou inconsciemment.

Photo by Jeremy Lishner on Unsplash

Pour que nous soyons collectivement capables de construire de meilleurs lendemains, nous devons être convaincus de la possibilité de leur existence. Et puis surtout, il nous faut réaliser que la variable qui a le pouvoir de faire pencher la balance vers le meilleur comme vers le pire, c’est « Nous » au travers de la manière dont nous allons réagir aux événements actuels et à venir.

Ce qu’on peut faire concrètement :

  • Proposer des nouveaux récits, physiquement crédibles et socialement exaltants.
  • Rester ouvert aux idées neuves, aux découvertes (qu’elles soient technologiques ou sociales) et aux nouveaux récits.
  • Les partager.
  • Lutter pour qu’ils adviennent !
  • S’efforcer de toujours prendre du recul et de la hauteur par rapport à tout ce qui est dit.

2. Baisser son minimum vital pour abaisser le seuil collectif de la barbarie

Un humain qui a peu de besoin se sent moins facilement « en danger » et est par conséquent moins prompt à des réactions irrationnelles, violentes et bestiales. La peur et la sensation de danger sont des émotions qui propulsent la bête qui est en chacun de nous sur le devant de la scène. Une société composée de membres capables d’être heureux avec peu est une société plus à même d’être en paix. De plus (et c’est surement ce qui nous intéresse en priorité), être capable d’être heureux en étant matériellement sobre augmente de beaucoup nos chances de pouvoir mener une vie paisible dans le monde de demain où nous perdrons probablement une partie du confort acquis ces dernières décennies.

Il n’y a qu’à regarder le fabuleux documentaire de Netflix « the fyre festival » (3), qui raconte l’ « organisation » d’un festival de musique pour jeunes riches, pour s’en convaincre. On peut y voir des hordes d’enfants gâtés américains (#sweet16) sombrer dans une sorte de pré-barbarie lorsqu’ils se rendent compte que le plus luxueux festival de musique du XXIème siècle en est surtout la plus grande arnaque.

Quand ils réalisent, de leurs yeux stupéfiés, que leurs villas se sont transformées en tentes et leurs lits en baldaquin en matelas trempés, leur sang, nouvellement bleu, ne fait qu’un tour. Tout ce qui tombe sous leur mallette Louis Vuitton est maladroitement mais violemment détruit. Une incontinence soudaine les foudroie et les mojitos qu’ils n’ont pas bus finissent tout de même sur les matelas des autres — coopération et intelligence collective à leur paroxysme.

Amenez-les à Garorock ou dans une feria estivale et vous réinventez le cannibalisme moderne.

A l’opposé, je pense qu’aller dans le sens d’une certaine sobriété constitue un pari plus intelligent, tant individuellement que collectivement. En cas de catastrophe collective, je préfère, de loin, être entouré de « pauvres » que de « riches ».

De la même manière, si je continue aujourd’hui à ne plus prendre l’avion, ce n’est pas (ou plutôt « plus ») que je pense que cet acte multiplié par notre nombre va vraiment changer la donne. Je pense sincèrement que si le trafic aérien chute réellement un jour, ce sera parce que son coût (qu’il soit financier ou moral) deviendra trop élevé. Tant que le vol aérien est abordable financièrement et moralement (attention #flygskam arrive), il ne faut pas s’étonner que les gens continuent de l’utiliser. Ce n’est d’ailleurs pas à eux de porter la culpabilité d’un système et de contextes qui les dépassent.

Non, le réel avantage de ne plus prendre l’avion est ailleurs. Il est, pour moi, de baser son bonheur aujourd’hui autour d’activités et de pratiques que nous aurons le plus de probabilités de pouvoir continuer à faire demain.

Depuis quelques années, je me suis mis en tête de découvrir les montagnes des Pyrénées et je me rends compte à chaque randonnée que je n’en aurai jamais assez de plusieurs vies pour voir et arpenter tous les chemins et les sentiers de cette chaîne.

Crédit : Jean-Lou Fourquet, :) !

Si on y rajoute tous les coins sympas de France, de Navarre et de l’Europe accessibles en quelques heures de bus et de train, les découvertes potentielles sont innombrables. Mon bonheur et mon ouverture sur le monde non seulement ne nécessite pas l’utilisation de l’aéronautique moderne mais s’en portent peut-être mieux.

Mais l’essentiel est ailleurs, cette sobriété (et toutes les autres) constitue un pari de Pascal des temps modernes où je gagne dans tous les cas :

Cas 1, demain le transport aérien disparaît :

  • Ma vie et donc ma capacité à être heureux ne seront pas vraiment affectés, en tous les cas dans une “moindre mesure”. Ce raisonnement fait abstraction du fait que certaines des personnes que j’aime habitent loin et doivent par conséquent prendre l’avion pour venir me voir. Mais comme le dirait Epictète :

Il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous.

Cas 2, demain le transport aérien devient “soutenable” :

  • Ma vie et mon bonheur ne seront pas affectés non plus. Dans l’infinité de mes choix actuels, se rajoutera simplement une nouvelle option : le transport aérien. Je ne sentirai pas que je suis « passé » à côté du monde, ou bien si, mais de l’exacte même manière qu’absolument tout le monde. Il n’est de toute manière pas possible de voir « tous » les endroits magiques de ce monde. Si on pense avoir « tout vu », c’est peut-être qu’on a pas « vécu » grand chose. On ne peut pas, par définition, « tout » voir, « tout » faire, être « toutes les choses à la fois » car comme le disait André Gide :

Choisir, c’est renoncer au reste.

Dans ces deux cas (disparition ou soutenabilité du transport aérien) je gagne mon pari individuel et en attendant que l’histoire tranche sur l’avenir du voyage « soutenable », qu’il « soit » ou bien qu’il ne « soit pas », ma manière de voyager n’aura pas influé négativement sur le climat et la capacité des sociétés à perdurer.

Et qu’importe si je suis un terrien avec un attachement et une connaissance particulière d’une chaîne de montagne plutôt qu’ « un citoyen du monde » (c-à-d le plus souvent « citoyens de quelques capitales et de quelques endroits répondant aux critères instagramiques actuels » (4)). L’important est pour moi de développer des racines me permettant de grandir, de m’épanouir et de m’ouvrir aux autres.

Ce qu’on peut faire concrètement pour baisser son minimum vital et ainsi abaisser le seuil collectif de la barbarie :

  • Faire du minimalisme et de la sobriété dans nos actes quotidiens notre nouvelle « esthétique », non pas pour « faire sa part » ou pour « sauver le monde » mais simplement pour gagner tous les jours le pari de Pascal de notre bonheur individuel.

3. Dans un monde où tout change, nous devons à tout prix cultiver notre vivacité et notre capacité d’adaptation.

Projection faite en 1899 de ce que serait le métier de pompier en 2000

Nos imaginaires sont remplis de scénario pour demain. Et de l’exacte même manière que les prévisions de 1899 pour l’an 2000 ne nous foudroient pas de leur lucidité, il y’a très peu de chances pour que nos plans sur la comète actuels se révèlent plus justes que ceux du siècle dernier. Même lorsqu’on s’accorde sur une nécessaire simplification de nos modes de vie (due au changement climatique et à la contrainte énergétique), nous ne pouvons pas anticiper et prévoir la forme que cette « simplification » prendra.

Dans cet univers, si nous sommes persuadés, comme de plus en plus d’entre nous le sont, que notre société globalisée va s’ « effondrer » (quelle que soit notre définition de l’effondrement), il nous faut nous préparer à « surfer » sur la vague de ce changement. En ce sens, je doute qu’il soit stratégique de se projeter dans « une version » précise du monde effondré de demain. Yves Cochet se pense à l’abri avec sa ferme, ses réservoirs d’eau et ses chevaux de trait en plein cœur de la Normandie ? Et si le pseudo-régime dictatorial qui se mettra en place dans sa région au moment de l’effondrement décrète qu’il va réquisitionner de force les terres des uns et des autres pour les cultures ? Yves Cochet et tous ses réservoirs n’y pourront rien. Rien ne peut nous laisser présager des structures sociales qui subsisteront aux changements à venir, systèmes de gouvernance et droits de propriété actuels y compris.

On ne peut connaître ni la vitesse ni les formes que le changement à venir prendra. Il s’incarnera d’une infinité de manières différentes et nous devons être le plus « prêts » possible à l’orienter et à adopter toutes ses versions potentielles.

Il me parait donc plus censé de travailler à devenir de plus en plus à l’aise et ce dans une variété la plus large possible de contextes.

Photo by Alexander Schimmeck on Unsplash

Se sentir rassuré par le simple fait d’habiter dans une grange avec potager dans un coin tranquille de la campagne française est aussi ridicule que de penser qu’on va pouvoir « faire un saut de 5 min » à Ikea un samedi après-midi pluvieux pour acheter « juste » une ampoule. Dans l’absolu c’est possible, en faisant abstraction des autres.

Sauf que les autres, c’est le monde et qu’on n’en fait pas « abstraction ».

On est une société, pensons société !

La meilleure stratégie individuelle est donc pour moi de « penser » société. Ce que je veux dire par là, c’est qu’au lieu de parier toutes ses billes sur une société figée à « venir », il vaut mieux apprendre à évoluer vers une place « optimale » dans une société en changement permanent.

Il s’agit selon moi d’une démarche :

  • Plus efficace en termes d’impact collectif si c’est cela qui vous importe. En nageant avec le courant, en restant dans la rivière humaine on a plus de chance d’y trouver la meilleure place afin de l’impacter, de l’orienter et même d’y faire barrage (pour faire barrage, il faut être sur le passage du courant).
  • Plus humble car je pense que se projeter dans une version précise d’un monde effondré, c’est sous-entendre que nous serions capables de l’anticiper…
  • Plus stratégique individuellement car il n’y pas de meilleur moyen de viser une cible mouvante que de se mouvoir avec elle. Dans un système où l’individu est aussi dépendant de la société, la capacité du bonheur individuel se meut avec la société.

Ce qu’on peut faire concrètement :

Pour ça, pour mieux comprendre, je pense que l’une des meilleures choses à faire en ce moment, c’est de lire « The story of « us » ».

Ou bien sa traduction 😊 !

http://attendsmaispourquoi.fr/

Paix et santé,

Et tant que vous êtes là ;), voici 5 manières de suivre et de soutenir le projet d’ApresLaBiere :

1) Soutenir ApresLaBiere sur Tipeee (occasionnellement parce que cet article était génial ou régulièrement pour l’ “ensemble de l’oeuvre”)

2) Vous abonner à la “gazette” sans oublier d’ajouter jeanlou(at)apreslabiere.fr à vos emails favoris :

3) Applaudir (en cliquant longtemps sur les petites mains) et commenter ici, directement sur ApresLaBiere.fr :)

4) Liker et suivre ApresLaBiere sur facebook, twitter ou instagram

5) Penser à faire appel à Homo Conscientus (moi :)) pour des conférences, des formations ou des ateliers sur le sujet dans votre organisation ou école.

Sources :

(1) —Correction du sujet du bac “L’ignorant peut-il être heureux ?
(2) — Le livre “Le problème de l’incroyance au XVIème siècle” par Lucien Febvre
(3) — Trailer de “Fyre”, documentaire de Netflix sur cette gigantesque arnaque
(4) — Super article sur comment Instagram a changé notre manière de voyager

--

--

"La seule liberté, c'est de comprendre ses conditionnements", chroniqueur à ASI, abonnez vous à la gazette d'apreslabiere.fr : http://eepurl.com/dnS6WD